Jean-Marie Corbusier, Ordonnance du réel, poèmes, Le Taillis Pré, 2021, 74 pp,, 12 €

Ordonner le réel? Comment serait-ce possible? N’y a-t-il pas dans le réel tant d’improviste, tant d’imprévu, d’adventice, sans oublier la part du rêve?

Il est vrai que si nous voulons que notre vie soit digne d’être vécue, digne d’être partagée, il doit aussi y avoir, dans le réel, une trame qu’il nous appartient de tisser, un courant caché qu’il importe de découvrir, une source qui l’alimente et le justifie, quels que soient les aléas.

La qualité essentielle de l’ auteur, c’est précisément cette sorte de clairvoyance, de guidance, un sens de l’orientation si vous préférez. Deux thèmes courent tout au long de ces poèmes, dans leur début: la marche, et le feu. Il précise dès la dédicace: Notre destin, nous y aurons consacré notre vie, relevant ce défi même sur la pointe des pieds. Un songe, me dis-tu au plus profond du réel.  La modestie, en cette marche, est bien sûr de mise.

Et le départ est donné par le plus sûr des augures, p.8: Le chant de l’alouette se suffit. Il n’impose rien et rien ne le requiert. A qui sait prendre, il donne, pointe extrême d’un bleu sans soleil. Pour un bref instant, il accorde l’obole du passeur: le sol réintégré. Rien n’a eu lieu. Rassérénés par ce clair moment, nous ne savons pourquoi. Je me souviens , ainsi, lors d’une longue marche solitaire – c’était du côté du Cateau-Cambrésis, non loin de la source de la Somme, – d’avoir été comme pris au filet, dans le silence d’une aube absolue, par ce chant-murmure, au plus haut du ciel, et m’être longtemps arrêté pour chercher à la distinguer, l’alouette.

Mais laissons-nous porter. Chacun de ces textes est comme une page de journal, un simple constat. Un langage très simple, uni. Les adjectifs y sont rares, déterminatifs plutôt qu’épithètes. Les constructions, simples, unies; ainsi, p.19: A chaque pas précis, nous attisons le jour, le vent fait route avec nous. Ce qui toujours déborde et se retient est signe de compassion. Nous n’irons pas jusqu’à laisser nos larmes se perdre au fond du vieux sablier. Nous assumons. Le seul mot d’ordre: aller. La pâquerette ne se hausse point, la proximité du sol la laisse à son abri clairvoyant. 

Autre signe, qui ne trompe pas: l’usage quasi constant du futur, un futur de résolution: p.10, Nous ne sommes pas attendus, mais resterons présents, vigiles sur nos terres mentales à communier la même espérance: vers une route virginale et libre. Et, p.12: Nous serons le passage et l’obstacle, le sourire et sa larme. Le monde ne pourra jamais être épointé, son silence restera à jamais fermé.

Le feu, avons-nous dit? Ainsi, p. 14: Mettons le feu au jour et gouvernons notre présence, la soif n’est signe d’aucune autre soif. Prométhée n’est pas si loin, et les dieux sont occupés ailleurs. Et puis, p.15: De la source épargnée, le monde surgira conforme à l’attente d’autre chose. Jusqu’au dernier jour, nous irons applaudir mille feux cousus de blanc. Et, page 18: La coupe de fruits est suspecte et le feu de notre faim ira grandissant. Avant d’évoquer, à la page suivante, les horribles travailleurs. Rimbaud non plus n’est pas loin. Remarquez, au passage, l’absence quasi totale d’images, de métaphores. Seule l’alliance de termes opposés ou éloignés l’un de l’autre fait image, comme les noeuds dans un bâton.

Et, toujours au futur, p.10, cette assurance du propos: Notre chemin n’aura rien cédé à l’espace, même inconnu, nous resterons clairvoyants. Et, en avançant, p. 18: Nous avons porté l’amour plus haut que nous. Il y a quelque chose de nietzschéen dans cette assurance, cette marche sans répit vers le sommet, par le dire, par les mots rendus à leur pureté originelle, décapés: p.32: Des mots qui occupent le papier, le silence, des mots devenus paroles comme une dernière chance d’être. Et, à la page suivante: Parole dite, qu’avons-nous entendu qui nous rassure, qui ne nous quitte plus, qui nous fait face et nous soulève? Poème: tout échappe et se tient à la fois. Qui sommes-nous enfermés dans nos paroles de verre? (…) Moment privilégié, danse au-dessus du monde, le poème que j’ai serré contre moi n’a pu être retenu. Ailleurs, il dévisage, il est le pas de côté, le battement incontrôlable. Nietzsche, certes, mais sans la volonté de puissance, qui n’est d’ailleurs pas de Nietzsche.  Et toujours, p.36, cette proximité des contraires: L’ombre et le sommet cohabitent dans une fertilité qui les dépasse, telle est la poésie insaisissable et une.

Quelques citations encore, et je vous laisserai libre d’aller vous-même plus loin dans le texte: p.38 Emmurés, nous laisserons quelques éclairs qui peut-être renverront à d’autres éclairs qui viendront jusqu’à nous. Ce feu toujours, signe de vie et de salut, p.42: Ce feu de bois sui se ravive sous la rafale du vent, ce calme autour de la haute horloge comme autour du temps négligé.

Petit à petit, le présent, l’impératif parfois ont pris la place du futur. Les images d’ombre et de combat sont venues s’ajouter à celles du feu: p.55: Il y a dans le silence et la solitude qui montent un éblouissement, un accès à une terrasse surplombant le monde. Le corps se vide, il est en face de l’essentiel insaisissable. Quelque chose a lieu, de l’intouchable parle et donne ouverture au fond du monde où les questions trouvent une réponse qui ne se livre jamais.

Et, vers la fin, après ce qui semble être un constat d’échec, vient le signe d’une réussite qui va bien plus loin, et que suivra une déclaration d’amour – car il n’y a pas, ni sur la route ni au bout du chemin, d’autre maître que l’amour. Neige encore au fond de la mémoire, silence dans le silence qui aura bifurqué. Brûlure invisible au-delà des mots, la poésie peut-être.

L’alouette – alauda – ne servait-elle pas d’enseigne à une légion levée en Gaule? Il nous reste encore, en ces terres si vieilles et si nouvelles, bien du chemin à parcourir. Le guide est sûr, et la flamme est là, toujours entretenue.

Joseph Bodson