Joseph Dewez  Evôye Abrâm, Sortir du Patriarcat avec le premier patriarche ? éditions Tétras Lyre (2022, 166 pp., 14 €)

Notons dès l’abord que cet ouvrage a reçu le prix Emile Lempereur, décerné pour la première fois cette année, à Châtelet, presque à l’unanimité du jury.
Ne vous fiez pas trop au titre : il ne s’agit pas vraiment d’un traité de théologie. Ou bien alors, d’une théologie singulièrement rajeunie, notamment par l’emploi du wallon namurois, mais aussi par le ton bon enfant employé par l’auteur.
Sortir du patriarcat, ce n’est pas seulement non plus quitter une période, qui était celle d’Adam et de Noé, pour entrer dans une période plus récente, c’est aussi sortir d’un rapport avec la divinité un peu coincé, introduit le plus souvent par un grondement de tonnerre et des éclairs, pour entrer dans un autre rapport plus intime, plus familier. Nous n’en sommes plus au temps du nihil obstat et des passages à niveau quasi toujours baissés.
Non, ici, nous voilà introduits d’emblée dans un dialogue, sur un ton aussi respectueux que familier, avec Abrâm. Mais l’auteur n’hésite pas à le morigéner, à le pousser en avant, et jusqu’en ses derniers retranchements, qu’il s’agisse de ses femmes, du voyage en Egypte, de l’avenir de sa descendance. Parfois, c’est plutôt d’un monologue qu’il s’agit, il s’adresse au lecteur, au public, allant de la réflexion philosophique au clin d’œil malicieux, parfois même à l’indignation…Mais qu’on ne s’y trompe pas, nous sommes bien loin ici d’une sorte d’Enéide travestie. Non, le ton reste grave, même s’il est permis parfois de rire ou de sourire. Jugez-en plutôt, p.101 :
Vos t’niz li rwè d’ Sodome dins vos grauwes / èt vos n’ l’avoz nén plumé ! / Minme sès lacètes qui v’ lî avoz rindu…/Vos qui stron.neûve li pû po taner s’ pia, / v’s-avoz bén candji ! / Quirefîye minme qui v’s-èstoz quite di todi djaîri / après l’s afaîres daus-ôtes ?
Tu le tenais à ta merci, dans tes griffes, le roi de Sodome, / et tu ne l’as pas plumé / Tu lui as même rendu ses lacets ! / Toi qui étranglais un pou pour en tanner la peau, / tu as bien changé ! /Peut-être même es-tu débarrassé de l’envie/ de t’approprier les affaires des autres ?
Et, vers la fin du livre, quand Abrâm laisse la petite Hagar aux « bons soins » de Saraî, le ton se fait même virulent :
Vos fioz l’ plat pîd / èt lèyi tchaîr vosse pitite Agâr/ dins sès grauwes !// Chitau qui v’s-èstoz / èt sins keûr. / di l’âme, vos ‘nn’avoz nén / por one fayéye mastoke ! // Dîre qui c’èst vos qui l’ Sègneûr a tchwêzi / po yèsse do pwin bènit / po l’s-ètrangér / èt tos lès p’tits qu’on spotche !
Quelle bassesse ! Tu abandonnes ta petite Hagar / dans ses griffes ! // Lâche que tu es, / sans cœur/ et sans un centime / de courage ! // Et dire que c’est toi que le Seigneur a choisi / pour être du pain bénit / pour les étrangers / et tous les petits qu’on écrase !
Tout cela amène à ramener au plus près de nous les textes qui nous marquaient le plus souvent par un certain orientalisme, et le souffle du désert…Mais le récit s’arrête avant la scène capitale, le sacrifice d’Isaac, sans doute le plus éloigné de notre temps…On peut apprécier, aimer même, la prudence, la patiente lenteur de l’auteur…
A l’origine, un atelier d’André Wénin, professeur à l’UCL, de 1998 à 2004, d‘où « une lecture narrative, attentive au texte ». Et Joseph Dewez avoue, tout uniment : « Je me suis surpris à m’adresser directement à Abram (son premier prénom avant qu’il ne s’entende rebaptiser Abraham) »
Il nous dit encore : « Ecrire à Abraham au rythme de ses avancées et de ses reculs, de ses doutes et de son indécrottable espérance en un « dieu » qui se définit comme celui qui lui dit : « Ça suffit ! » a été pour moi aussi, du moins je l’espère, un voyage intérieur de lente (et pas terminée !) libération de réflexes patriarcaux. Et c’est cela que je voudrais partager.
Mission accomplie…et ceux mêmes qui ne partagent pas la même foi ne pourront rester insensibles à la lente maturation d’un texte qui porte en lui, en creux, les grands problèmes et les grandes souffrances de ce temps qui est le nôtre. Et nous ne pouvons que reconnaître avec lui que la langue wallonne se prêtait particulièrement bien à cette sorte d’ « approximation » (je donne à ce terme le sens positif qui était celui de Charles Du Bos dans ses Approximations, marquant bien ainsi qu’il reste là toute une part d’ombre et de mystère.

Joseph Bodson