Eric Brogniet   « La lecture silencieuse, Editions de l’ARLLFB, Essai littéraire, 2022, 336 p., 30 € ISBN : 9782803200665,

Article paru dans « L’ivresse des livres » : http://edmondmorrel.be/

Indispensable et magistrale exploration de la formulation poétique du monde. Un essai appelé à devenir une référence incontournable. On ne saluera jamais assez, au sein de la communauté des lettres belges francophones, les poètes qui sont aussi les éditeurs des recueils des autres, créant des maisons d’édition devenues des références dans l’ensemble de la francophonie (Yves Namur et Le Taillis Pré, Daniel Simon et Traverse, David Gianoni et Maelström , Pierre- Yves Soucy et Le Cormier créé par Fernand Verhesen à l’aube des années 50 ne sont que quelques exemples parmi bien d’autres) D’autres sont des lecteurs attentifs et des promoteurs de l’œuvre de leurs pairs, en les mettant en lumière lors de récitals et festivals, en les invitant lors de rencontres littéraires, ou, – comme c’est le cas ici d’Eric Brogniet avec cette magistrale Lecture silencieuse,- en leur consacrant un essai dont la publication projette sur les œuvres évoquées une lumière érudite et stimulante. Voici une somme. A la fois sensible, érudite, intelligente et intelligible, d’une écriture qui transporte le lecteur dans un ravissement comparable à celui de l’explorateur de mondes nouveaux, La lecture silencieuse du poète, essayiste et académicien Eric Brogniet mérite tous les éloges. Formons d’ores et déjà le vœu que l’ouvrage de plus de 400 pages, paru aux Editions de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique, trouvera un large public rendu sensible aux qualités du livre par les échos qu’il devrait faire résonner dans la presse et les médias. Il y a là, raconté par un poète, un plaidoyer enflammé pour « la poésie et son énigme », titre du chapitre d’ouverture de l’ouvrage, précédé d’un prologue intitulé on ne peut plus explicitement « L’homme , ce rêveur… » Ces deux entrées nous seront au fil de la lecture comme des balises nous guidant entre ces deux pôles : la nature de l’homme et le mystère de sa perception et formulation du réel. Brogniet trace ces deux trajectoires et nous y emmène en poète sensible et en lettré érudit. En poète : nul autre qu’un praticien du langage poétique, ne peut mieux identifier et utiliser pour un tel voyage le langage approprié, celui qui donne à ressentir autant qu’à comprendre, – si tant est que la compréhension soit en ce domaine envisageable au sens habituel du terme. Le mot s’entend ici davantage dans le sens étymologique, « prendre avec soi » plutôt que celui de « trouver signification ». Car il y a dans la poésie, cette dimension qui rechignera toujours à l’appréhension savante. Philippe Lekeuche, dès l’épigraphe du volume, nous le dit avec fulgurance : « Il y a toujours un mystère éclairant dans le poème authentique ».C’est à l’assaut de ce « mystère éclairant »comme d’une montagne que Brogniet nous guide par de multiples chemins. En lettré : on sait de Brogniet qu’il a été éditeur de poésie, créateur de revue (Sources), mais aussi essayiste remarqué, abordant par exemple, dans une monographie lumineuse (parue naguère chez Luce Wilquin) , l’œuvre d’un écrivain aussi complexe que Jean-Louis Lippert (alias Anatole Atlas). Il y revient d’ailleurs ici, dans La lecture silencieuse en quelques pages irradiantes consacrées à cet auteur que Jacques De Decker n’avait de cesse de soutenir. C’est en érudit, mais aussi en lecteur compulsif, qu’il évoquera – en courts chapitres que l’on a aimé parcourir une première fois dans le désordre, avant d’y revenir attentivement – confrères et consoeurs de Belgique (et quelques uns d’ailleurs)- que nous ne pouvons tous citer ici : André Schmitz, Philippe Jones (- qui prononcera le discours de réception d’Eric Brogniet à l’Académie), Henri Michaux, Christian Hubin, Liliane Wouters, Alain Bosquet, Jacques Crickillon, Gaspard Hons, et bien d’autres encore. Nous ne pouvons tous les citer, invitant ainsi les lecteurs de cette recension à aller à leur rencontre par le biais de ce que nous en dit Brogniet. Il ne faudrait pas ici omettre les éclairantes pages d’ouverture, déployant comme une carte sur la table du lecteur, les grandes lignes du voyage. Ainsi un passionnant chapitre consacré à la revue Fontaine et à Max-Pol Fouchet, un autre consacré à Armand Robin et un troisième à Herman Hesse. Ces trois chapitres évoquent, entre autres, la nécessité de la poésie comme affrontement du réel et quête de soi au sein de celui-ci, convoquant René Char dont ce fragment parut dans la revue Fontaine : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience.» Il n’est bien sûr pas question ici de « rendre compte » de ce livre-bibliothèque , mais bien d’inviter à y entrer le lecteur de cette recension. Chaque chapitre, chaque nom, chaque note invitent à aller y voir de plus près, à feuilleter tel ou tel ouvrage (sur les multiples sites qui sur internet nous en donnent la possibilité), à rechercher dans sa propre bibliothèque tel ouvrage dont la lecture de Brogniet invite à l’ouvrir à nouveau et à le redécouvrir. Et puis, il y celles et ceux que nous ne connaissions pas… Le chapitre Le livre d’où je viens clôt cet ouvrage par une méditation plus intime de l’auteur. Au détour d’évocations brèves (Michaux, Rimbaud, la Génèse, René Char encore…et bien d’autres), résonne la gravité du constat de vertige et de solitude : « Le poète, voué à la plus extrême des solitudes, doit pouvoir tuer tout discours, détruire tout écran entre lui-même, le réel et sa réalité. » La dernière phrase du livre résonne en écho aux premières, évoquant un jardin édénique, l’arbre qui fut pour l’enfant le révélateur du mystère de la formulation poétique : « le livre d’où je viens est un arbre dans le jardin de ma vie. » Quelques lignes plus tôt, le poète-essayiste tente une investigation analytique de sa propre démarche poétique. Ce court paragraphe établit en quelques images lumineuses, la genèse de la poésie, celle de Brogniet ou des poètes dont ici, il nous invite à approcher l’énigme : « Le livre d’où je viens est un jardin : saison après saison, il abrite l’arbre du monde, qui mûrit lentement ses bourgeons ; ses feuilles ne sont encore que brouillons avant de révéler leurs clarifiantes architectures, avant de découper des images dans le ciel et des ombres sur la terre ; il donne parfois du fruit, avant de brûler de tout l’or du soleil et du sang qui l’a nourri puis de laisser choir, dans le feuille à feuille d’un murmure froissé, sa semence tandis que s’envolent les oiseaux de ses mots, avec leurs trilles et leurs tisons, et que la calligraphie de ses ramures évoque pluies et fumées avant de se charger, du gel et de l’eau cristallisée, des joailleries… » Y a-t-il aussi dans ce livre-miroir, la permanence d’une solitude dont le livre serait un reflet mouvant, sensible, lumineux, dans une « approche de soi par les autres » comme, dans la dédicace du poète à l’auteur de ces lignes, Brogniet semble en indiquer l’hypothèse ? En philosophie la question est plus importante que la réponse. En poésie, à n’en pas douter le mystère prévaut. La poésie comme point ultime et incandescent de la philosophie ?


Jean Jauniaux