Laurence Boudart, Martine une aventurière du quotidien, Bruxelles, Impressions nouvelles, coll. La Fabrique des héros, 2021,126 p.(12€)

Martine chez sa sociologue

Qui n’a pas, au moins une fois durant sa vie, tenu un Martine entre ses mains ? Normal puisque les albums qui lui sont consacrés ont, depuis 1954, été vendus à plus de 110 millions d’exemplaires et traduits en une trentaine de langues. Laurence Boudart, responsable du Musée et Archives de la Littérature ayant succédé à Marc Quaghebeur, a voulu comprendre les raisons de ce succès planétaire en analysant le personnage, le style des dessins de Marcel Marlier, l’écriture de son premier père Gilbert Delahaye et leur évolution au fil des parutions.

Sans porter de jugement sur ce qui reste problématique et engendre des fans inconditionnels (une petite fille modèle comme en rêve nombre de parents) et des opposants radicaux (une héroïne qui modélise l’enfant afin qu’il soit conforme à ce que la société bourgeoise occidentale attend d’elle), la sociologue dresse un portrait révélateur. Et constate par ailleurs que, bien qu’ancrée dans son époque par nombre de détails, cette série fonctionne de telle façon que « L’Histoire est évacuée et que les questions sociales ou sociétales sont à peine effleurées. »

Cette Martine naquit au cours d’ « une ère conservatrice encore pétrie de valeurs chrétiennes, antichambre des révolutions estudiantine et féministe à venir. » Elle « évolue dans un monde dépourvu de dangers et de menaces, où règnent la bienveillance et l’aisance matérielle.» Ses ‘aventures’ se résument à des événements d’un quotidien d’apprentissage, de découvertes. Elle est foncièrement active au sein d’une famille conventionnelle. Elle est présentée comme « une image de conformité aux caractéristiques supposées innées de son genre. »

Le décor que dessine Marlier est réaliste, voire hyperréaliste. Au début, il « célèbre la grandeur de la société de consommation des Trente Glorieuses ». Certains albums s’avèrent clairement des hommages au développement technologique des moyens de transport modernes en avion, en paquebot ou en train. L’environnement sera, d’épisode en épisode, celui de la révélation d’une nature opposée à l’espace urbain  qui, après la ferme des commencements et divers paysages existants ou fabriqués liés aux loisirs, se teintera d’écologie dans les ouvrages les plus récents.

Le mérite de cet essai est d’attirer l’attention du lecteur moyen qui se contente de lire une histoire. Ceci sans tenir compte des niveaux de lectures possibles de son contenu en tenant compte de : syntaxe et vocabulaire ; choix symbolique des personnages, de leurs actions, de leur environnement ; idéologie sous-jacente définissant un portrait sociétal et induisant une façon d’être… Soit tous ces  éléments qui influencent la perception de chacun de manière limpide ou subliminale.

Laurence Boudart va même jusqu’à évoquer cette célèbre polémique au sujet de la ‘petite culotte’ de la gamine ainsi que la prolifération parodique des couvertures d’albums qui fleurissent sur internet, venant souvent bouleverser l’image trop rassurante d’un modèle idéalisé à la fois proche des stéréotypes d’une certaine mentalité occidentale et à la fois véritable témoin d’une société en évolution.

Michel Voiturier (25.05.2021)