Liliane Schraûwen, L’alphabet du destin, Quadrature,2021.

Vingt-six lettres dans l’alphabet. A comme Alexia, B comme Benoît… jusqu’à Z comme Zoltan.
En vingt-six narrations, Liliane Schraûwen nous donne à connaître vingt-six personnages, en l’espace de vingt-six fois soixante minutes entre le lundi, 1 heure du matin, et le mardi, 3 heures du matin. Certaines contraintes d’écriture telles que le respect de l’ordre alphabétique, une unité de temps et une unité de lieu (Bruxelles et plus particulièrement Jette, Saint-Gilles et Molenbeek) marquent les choix narratifs. En cela, l’auteure travaille un peu à la manière des écrivains de l’OULIPO, groupe français de littérature qui au milieu du XXe siècle a voulu moderniser l’expression en déjouant les habitudes pour atteindre la nouveauté.
Pour autant, le lecteur ne se sent pas emprisonné dans un carcan trop strict. Il se laisse volontiers emmener dans cet univers varié, toujours proche d’une réalité connue de tous ou d’expériences vécues par nombre d’entre nous. Il ne serait évidemment pas possible ici d’évoquer toutes ces tranches de vie même si elles sont passionnantes. L’étendue des domaines culturel et social dans lesquels évoluent les personnages est très large, du médecin Benoît à la journaliste Odile, en passant par l’éboueur Fabian ou encore la clodo Mado. Certains se connaissent, d’autres se croisent seulement. Les raccords qui permettent de passer de l’un à l’autre semblent d’ailleurs parfois sollicités à l’extrême. Ainsi, Mado la clocharde qui se cache pour échapper au contrôle des flics, entend Nico, le kiné, la remercier de s’être effacée pour les laisser passer, lui et un ami. Le plus souvent, la toile d’araignée se tisse lentement pour nous révéler des liens solides insoupçonnés au départ. Kadija l’infirmière un peu rebelle se révèle être la sœur de Rachid, l’islamiste de Molenbeek. Plusieurs lettres de l’alphabet les séparent pourtant !

Si on se livre à une analyse plus transversale de l’œuvre, on voit émerger quelques grandes constantes communes à l’histoire des différents protagonistes. La relation entre les hommes et les femmes tout d’abord et principalement l’existence d’une forme de violence machiste. Les maris frappent leurs conjointes, les battent parfois jusqu’à occasionner leur mort (Tanguy-Béatrice) ; les patrons harcèlent leurs employées en les accablant de propos sexistes et méprisants (Jacques-Isabelle, Cristelle…) ; une jeune femme (Alexia) ne trouve plus le sommeil car elle redoute l’intrusion d’un homme dans sa chambre, cauchemar qu’elle a vécu dans son enfance (père abuseur ?). Liliane Schraûwen s’intéresse aux couples, qu’ils soient « classiques » avec ou sans enfants, aux couples plus libres qui hésitent à franchir le pas (Victor et Ursula, l’hôtesse de l’air). Odile et Kadija s’aiment et voudraient vivre ensemble ; Xavier, dessinateur de BD et célibataire endurci, s’entretient chaque nuit durant soixante minutes avec Yaëlle, une romantique de 70 ans. Ils se connaissent grâce à un site de rencontres. Lui, alias Franjimo, n’est plus seul désormais et elle, la jolie Yaëlle de 30 ans à peine, s’imagine une nouvelle vie, mieux que dans un roman, pense-t-elle.
Si le ton est parfois léger, il masque sans doute la préoccupation de l’auteure pour des questions plus graves. Ainsi, la situation dans laquelle sont immergés les personnages se présente comme l’occasion de « digresser », de sortir du cadre strictement narratif pour développer des points de vue personnels sur des thématiques d’aujourd’hui. Par exemple, Odile s’intéresse activement à des milieux précarisés ou encore à la question des migrants installés chez nous, légalisés ou clandestins. Elle les rencontre dans la rue, dans leurs bars habituels. Elle cherche même à découvrir comment ils vivent chez eux, au risque d’être mal comprise dans ses intentions purement professionnelles (Zoltan, un Hongrois, viole Odile, croyant qu’elle voulait du sexe avec lui !).
L’interculturalité, ce territoire ténu d’intersection entre les cultures, est une zone d’inconfort où étrangers comme autochtones naviguent dangereusement ou se fracassent définitivement. Dans le métro, Rachid, jeune Molenbeekois, rencontre par hasard son ancienne institutrice Sylvie. Elle est restée la même, toujours attentive au destin de ses anciens protégés. Lui, en revanche, fait semblant d’être ouvert. En réalité, il s’est converti au djihadisme et il se prépare à tuer le plus grand nombre possible d’infidèles. Il explique à un « faux frère » qu’il rencontre à la chaussée de Gand : « Nous les jeunes, on n’en veut plus de cette société pourrie, de ce racisme, du mépris de notre religion. Faut tout faire sauter… ». Les six pages consacrées à Rachid développent ensuite son argumentation, les justifications à son action future. La longue digression est écrite en « il » et non en « je ». Cependant, cette distance ne permet pas l’expression de la nuance, d’un autre point de vue que celui du personnage. Le lecteur peut se demander pourquoi tant d’insistance à exposer un discours aussi extrême. Estime-t-on que ces idées sont méconnues du grand public ? Veut-on disculper ces terroristes en cherchant à leur donner des circonstances atténuantes ?
L’auteure aborde également d’autres dérives de notre société contemporaine telles que l’emprise des réseaux sociaux dans la vie des jeunes surtout ; les comptabilités frauduleuses (Victor le comptable en fait le triste exercice tous les jours), sociétés fantômes, blanchiment d’argent et autres magouilles. Le plus souvent, les personnages du récit en sont les jouets et les victimes.

Le style est vivant, tant dans les descriptions que dans les introspections. Les dialogues sont servis par un vocabulaire concret, familier, jamais vulgaire. On se plait à découvrir cet éventail de destins ancrés dans le quotidien mais heureusement présentés avec fantaisie et originalité.

Martine Melebeck