Philippe Colmant – Philippe Leuckx, Frères de mots, poèmes, 2022, 104 pp., 18 €

Le monde des lettres, comme tous les autres mondes, d’ailleurs, n’est pas un monde de parfait amour ni de tout repos. Le vieil Horace le disait déjà: Genus irritabile vatum, Race irritable que celle des poètes!. Et le pauvre Rutebeuf, qui n’est guère plus jeune: Que sont mes amis devenus, que j’avais de si près tenus, et tant aimés…

Les poètes seraient-ils si différents des autres hommes? Plus sensibles, plus jaloux de leur génie, de leurs prérogatives? L’amitié entre poètes serait-elle chose si rare et si exclusive? Et pourtant, Montaigne, notre contemporain, ou quasi, le précautionneux Montaigne, qui n’avance une vérité qu’avec beaucoup de précautions, de guillemets et de citations, a pour l’heure la parole bien affutée: Parce que c’était lui, parce que c’était moi…Même pas une proposition principale, une simple subordonnée, pas de coordination, deux affirmations, pures et dures…Cela pose la chose comme une évidence, une constatation: j’étais là, il était là, et nous nous sommes rencontrés…et voilà notre amitié. Une amitié indéfectible: il s’occupera, après la mort de son ami, de l’édition du Contr’un…

L’autre soir, dans mon jardin de ville, par-dessus les murs de briques couverts de tuiles vernissées, un merle chantait, dans la paix et le silence des télévisions. Savez-vous que le merle est le roi de nos chanteurs, qu’il peut imiter tous les autres oiseaux, mieux encore que la grive musicienne? Mais là, un autre merle s’est mis à lui répondre, de quelques jardins plus éloignés. Et dans ce dialogue, cette simplicité modulée du chant, passait quelque chose de quasi divin, descendu d’un autre monde. La paix, enfin, étrangée sur la terre…

Non, je ne distinguerai pas les deux voix. Je vous invite simplement à les écouter, vous aussi, quittes de rendre à Philippe ce qui vient de Philippe, ou de l’autre Philippe qui lui répond. Je vous dirai simplement qu’en temps de peine, une voix peut se joindre à votre voix, une épaule toucher votre épaule. Qu’en temps de lutte, une force peu s’unir à la vôtre, et en temps de rire, un grand et large éclat se joindre aux vôtres. Mais ils vous le diront encore bien mieux que moi, en ce petit livre sommé d’un arbre, au bout d’une montée. Ecoutez-les donc:

Nos voix s’effleurent. / Nos mots versent / l’eau d’ombre / recueillie / apaisante / et vraie. Je m’approche. Tu trembles. //

Trembler. / Trembler un peu.  /  Oui, mais trembler quand même / De la clarté limpide / Des mots coulés de source / Sûre.

(XII – XIII)

Nous avons/ au bord des yeux / les mêmes pensées / le même paysage / qui se colle / à nos dos de marcheurs   /   nous marchons / au même rythme / et si tu me vois / un peu penché / d’emblée / tu m’offres / ton courage

Sur ton seuil comme un quai / une lettre scellée / Avec dedans la mer, / Ses embruns, sa musique  Et les voilà des mots.

 (LII – XLIII)

Les mots imprononcés / Sont les plus beaux à lire.    Rien de plus qu’un oiseau / Dans un ciel de mitaine, / Qu’une envolée de brise / Dans un feuillage morne / Ou qu’un coquelicot / Hissé dans un champ blond    Rien de plus, rien de moins / Pour penser à l’ami, / Au poète qui trace  / L’autre carte du monde.

Tu m’apportes l’oiseau / son chant hissé au champ / fraternel / tu le poses / délicatement / avec ses petites ailes / de poète et d’ami.

( LXXIX – LXXX)

Et l’arbre est toujours là, au bout du chemin, avec ses feuilles qui tremblent, et les traces de deux hommes qui marchent, dans la première neige.

 

Joseph Bodson