Philippe Marczewski, Un corps tropical, Éditions Inculte, 2021.

Rêver d’un ailleurs, qui ne l’a fait ? Et de réaliser son rêve, qui n’y a pas été tenté ? Il est de ces rêves nobles et beaux, généreux, lumineux, rapprochant un peu le ciel de la terre. Ici, tout est médiocre. Un anonyme employé de bureau – on ignore même son nom, sauf celui que quelqu’un lui prête – est séduit un jour par un parc tropical qu’il découvre dans une ville où il est amené à livrer des documents « en mains propres » à une certaine Rovelli. Son temps n’est pas compté. Il en profite pour s’acheter un maillot « vert pomme décoré de motifs floraux rouges, jaunes et orange » et pour aller s’ébattre, au milieu des « plantes aux larges feuilles », dans l’espace « Caraïbes », dans la rivière sauvage et la piscine à vagues. Plusieurs fois, on lui confie ces livraisons ; plusieurs fois, il lui est ainsi donné de goûter à des moments délicieux d’évasion dans cet éden tropical artificiellement reconstitué, loin de « la banalité de l’existence », à l’écart aussi d’une carrière professionnelle « de nature stagnante comme l’eau d’une flaque ». Ces instants sont pour lui d’une telle qualité qu’il imagine que, sous les tropiques où il n’est jamais allé, le corps des habitants ne doit en rien correspondre à celui des personnes qui fréquentent ce parc tropical et dont il déplore tous les défauts. Sa vision des tropiques se cristallise ainsi autour d’une anatomie idéale qu’il aurait hâte de connaître et qu’il désigne par cette expression de « corps tropical ».
Et les hasards de la vie vont conduire ce héros tout en passivité, précisément, sous les tropiques, où il sera ballotté de désillusions en désillusions, sans cesser de s’interroger pourtant sur ce qu’il nomme « la tropicalité » et sur le corps idéal qui, à ses yeux, devrait lui correspondre. Ses tribulations le mènent ainsi au Pérou et, finalement, dans la forêt amazonienne où il lui semble découvrir l’anatomie parfaite au cœur d’un milieu naturel qu’il juge toutefois fort peu accueillant et qu’il estime même à l’exact opposé de ce qu’il avait imaginé. Seul le corps de l’Indien qui l’héberge lui apparaît comme vraiment tropical, doué qu’il est, selon son expression, de « fluidité ». Il finira par tomber aux mains de narcotrafiquants qui lui feront avaler sous la contrainte des capsules de drogue, une cinquantaine, pour introduire cet hallucinogène en Europe. À la suite de circonstances une nouvelle fois inattendues, il se retrouvera sur une plage isolée d’Andalousie où il se débarrassera de ses vêtements et s’en ira nu à la nage vers le large…
Ce court résumé des quatre cents pages du livre ne donne qu’une très faible idée de toute la complexité des aventures que vit cet antihéros parti malgré lui à la recherche d’un état paradisiaque qu’il croit possible sur terre. Ce n’est pas sans dérision que Philippe Marczewski traite ce thème central du livre en le situant au début dans l’univers bien factice d’un parc tropical et, à la fin, dans ces capsules de drogue qu’il faut ingurgiter en se déformant le ventre (ô sacrilège de tropicalité !) pour les rendre de la manière que l’on sait. Sous la dérision pointe pourtant du sérieux. D’un côté, l’accent mis sur le corps laisse entendre qu’un paradis escompté doit idéalement inclure notre enveloppe charnelle. D’un autre côté, plus profondément, sous le vernis de la dérision, il y a comme un rêve fondamental de communion et même de fusion avec les éléments naturels. Ce thème en contrepoint est présent dès le début, mais se révèle surtout dans le dernier épisode sur la plage d’Andalousie quand les quatre éléments, la terre sous la forme du sable, l’air ou le vent, le feu du soleil et surtout l’eau de la mer, président à une sorte de métamorphose de l’être n’aspirant qu’à une chose : « se fondre » en eux et, singulièrement, glisser dans la fluidité de l’eau.
Un peu de dérision, nous en verrions aussi dans un autre thème, sous-jacent celui-là : celui de la transmission. Il se présente dans le roman sous la forme de « la livraison ». Notre héros antihéros en effet est par essence un livreur, un livreur à la Rovelli de documents en mains propres, un livreur, de la part de cette Rovelli à un certain Ernesto en Espagne, d’une valisette pleine de billets de banque, un livreur encore, de la part de cet Ernesto à un inconnu en un certain endroit du Pérou, cette fois d’un attaché-case, et enfin, comme dit ci-dessus, un livreur de drogue. N’est-ce pas là esquissée une réflexion sur le travail de l’écrivain, un travail qui consiste précisément à livrer le fruit de son imagination à travers ce qui n’est rien d’autre qu’un livre ? Qu’est-ce que livrer, en somme ? Qu’est-ce qu’un « livreur » ? Qu’est ce que la transmission ? Et livrer quoi ? Quelques billets dans une valisette ? Une drogue ?
On verra aussi comme un clin d’œil au lecteur le titre donné aux quatre parties du roman, à savoir la peau, la gorge, l’os, l’estomac, pour des raisons que nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir.
L’écriture à la première personne est, comme il se doit, simple et naturelle, avec toutefois une prédilection pour des phrases longues composées d’éléments juxtaposés, surtout au début de l’ouvrage, comme si celui qui rapporte les faits laissait couler le trop-plein des impressions ressenties.

Rappelons que, pour ce roman, dont on appréciera l’originalité, Philippe Marczewski a été récompensé en 2021 par le prix Rossel.

Albert Macours