Pierre-Jean Foulon, Dürer à nouveau, éditions du Spantole, 2022.

On connaît la prédilection de Pierre-Jean Foulon pour les formats remarquables. Ici, ce petit livre de 66 pages, étroit et oblong (ad augusta per angusta?) a de plus cette particularité de commencer par sa fin, ou, si vous préférez de se terminer par son début, en véritable ouroboros, comme ce serpent de la mythologie, qui se mord la queue, et ce n’est pas, croyez-le, futile fantaisie, ni de grammairien, ni de maître typographe: tout chez lui fait sens. Quant à Dûrer, s’il fait oeuvre d’historien de l’art – et très qualifié – , c’est aussi, sans tréma, durer, c’est-à-dire persévérer, recommencer sans cesse, à souligner les mêmes sottises, les mêmes singeries, les mêmes crimes, depuis le quinzième siècle du peintre allemand, jusqu’au présent siècle, qui ne vaut guère mieux. On se souviendra du Chevalier, de cette gravure austère, harnachée et casquée, armée, de pied en cap, jusqu’à ressembler à un scarabée luisant au soleil des batailles – Giono, dans la Bataille de Pavie, en a dressé, avec ses mots, d’étincelants propos, et de la difficulté de se relever, une fois desselé, une fois descellé. Esseulé.

Ecoutons-le plutôt., p.III: les tambours sonnent sous l’acacia…les cavaliers s’éveillent aux éperons / les sabots grincent sur l’agaise, et puis p.V: casqué d’acier armé de lance / le sablier pour compagnon /un cavalier mélancolique / fléau entre les doigts / galope sur la croix / scie les poutres de l’oeil / jusqu’aux sillons de l’art. Jeux de m ots? Oui, mais jeux de sens aussi – le fléau, de balance ou de batterie; le sablier, du temps aussi; et la poutre, bien sûr, avec son opposé, et le temps, toujours, et la vue, ou la vision: l’Apocalypse n’est pas loin, mais elle tarde à venir. Et dans ces villes séraphines, ...chevaux et chevaliers / sous le cilice / portent rhizomes de sang. Etrangement, l’acier et la fleur, et ces chevaliers, aux armes de sable et de sang. Et puis, p.VIII, l’évocation de l‘enfant rêveur / venu des bords de sambre/ recueille le vin des morts/ malgré le désastre / sur une table de cuisine / quelques rectangles d’art / hèlent des formes pures / où à toute vapeur / un train de croix rouge / fonce cans le jardin d’un monastère / parmi biches et chevaux bleus, le souvenir de l’enfance sambrienne, avec ses marches, ses fifres aigus et la voix des tambours profonds, mais ici mêlées aux souvenirs monastiques, en ce pays de vieilles abbayes.

Et puis nous en venons, ou revenons, à notre monde actuel, à notre monde de la peinture actuelle, à quoi tout ce qui précède peu servir d’incipit ou de métaphore, p.X: le monde sans objet /un lexique usurier/ ronge forme couleurs…, et pXI: machine à dire / détruire réifier. Et l’on pourrait ainsi, jusqu’à la fin du livre, énumérer, compter, raconter des images éparses, les faire remonter du souvenir. C’est une nature dénaturée qui est ici évoquée, p. XIV:  un secret tard nommé /expertise le monde / abeilles pommiers jasmins / brûlent. Mais ce qui vaut pour la peinture vaut aussi pour l’écriture, p.XIX: vivre gâtés de vos misères / avec une âme sèche / surprise d’enfanter / un texte rebelle / malgré la mort / qui vaque irraisonnablement. Avec toujours, ce va-et-vient futur-passé-présent : ce miracle méthodique / crissant au fond de la cervelle / comme une itération des temps. Ici, ce sont des mots, des images, des termes, du monde de l’imprimerie: l’ingres,, le grain du papier, le schnauzer. A côté d’autres, venus des marches, avec les ras doubles, et tout l’attirail de nos guerres modernes, et tous leur tintamarre: le cri des hulaüs ameute le tonnerre, ces sirènes qui, dans nos carrières, annonçaient l’explosion de dynamite, mais aussi, par consonorité, les uhlans de l’autre guerre, et nous voilà ramenés encore à ce siècle de Dûrer, qui fut pour l’Allemagne surtout, siècle de guerres civiles, de villages brûlés, de massacres de paysans, et cela se reflète dans la poésie allemande de l’époque comme dans la peinture de Dûrer. Mais il y eut aussi la Mère Courage…

Et viennent alors les connotations désabusées: d’anciennes guerres trépassées … au fond l’art n’a rien découvert…les jardins grouillent: d’obscures litanies…Et cela culminera avec des exhortations, des impératifs, des infinitifs, qui sont appels à la préservation de la véritable poésie, p XLII: laisse ton art /surgir en flexions musagètes / sous des vousseaux / de poésie comme à l’étable / étends le verbe / sur la paille génitrice / cloue l’adjectif / au ras du sol / évacue les images / enneigées de fumier  / fertilise la pierre rude / d’un bruyant bûcher d’art / noue l’or sycomore / à tes jointures folles / demeure soc d’enfance / ou songe vitriol / face au miroir brisé.  la guerre, les tranchées, le monde hostile, avec des trouvailles comme musée araucarial (l’araucaria, vulgairement appelé désespoir du singe).

Décidément, les allusions à Dûrer sont multiples, ainsi, ainsi en LI: où vais-je cavalier la nuit (…) je légende en manière de nil: faut-il choisir entre le fleuve fertile et le rien du latin? Faut-il rappeler, de la Melancholia, cet ange bougon, la tête appuyée sous le poing fermé, la plume inutilisée, image du vide, de l’impuissance, de l’amère rumination du temps, avec le sablier, la balance, la cloche des rappels incertains? Faut-il rappeler aussi ce temps de guerres, de religion ou de dynasties, Charles le Téméraire, dévoré par les loups, François Ier prisonnier à Pavie? Proches ou lointaines, peu importe…tout se rejoint.. Et, en LIII,la déroute des points cardinaux, l’allusion à Guillaume Edeline? Les images douloureuses du monde de la consommation, de la dévoration se multiplient, avec en LV comme solution ultime le massacre des prétendants par Ulysse revenu, et l’image répétée du jeu d’échecs?. L’art s’écroule…livre écervelé…Le poète s’identifie à la fois à l’ange de la Mélancholie, au Chevalier, la Mort et le Diable en ses errances, et aux Quatre cavaliers de l’Apocalypse pour  le chaos initial et final…

Que reste-t-il donc de l’art? de la poésie? de la musique? Le dernier texte, LX, se limite à l’activité la plus immédiate, celle de l’impression, de l’imprimerie, avec l’évocation de la presse victoria merkur (victoire sur le temps et dieu de l’échange?), ses décalcomanies baroques. les textes rampent / sous bois enluminés … une héraldique osée / fabrique une écriture / à la pointe du couteau / en marge de mondes pensés / comme indécises lignes d ‘art.

Est-il besoin de souligner encore la richesse de la mise en pages, celle des images, la profusion des métaphores, la profondeur de la pensée et la conscience aigüe permanente du vide, de l’ennui,, de la Mélancolie? Tout serait-il toujours à recommencer? Comme dit Nerval, la Treizième revient, c’est encore la première? Mais il y a, justement, cette lutte sans fin…l’honneur même de l’homme et de l’artiste.

Joseph Bodson