Pierre Muller et Didier Descamps, Les barbelés de la vengeance, Les prisonniers allemands en Belgique, Weyrich, 2019

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Un livre passionnant sur un sujet peu connu, des faits qui se sont passés près de chez nous, mais auxquels nous n’avons peut-être pas prêté assez d’attention… Un camp de prisonniers allemands fondé par les Américains en mai 1945, à Erbisoeul, sur plus de cent hectares de bois, loués au prince de Croÿ, entre Ghlin et Erbisoeul. Il pouvait contenir environ 30.000 prisonniers. Une clôture de piquets de bois et de barbelés. Le camp sera remis aux Belges en août et septembre 1945. Il deviendra un camp de triage et de transit. De nouvelles installations plus modestes seront prévues essentiellement auprès des charbonnages où les prisonniers seront appelés à travailler, mais aussi en Ardenne, aux endroits où l’on abat des arbres pour l’étançonnage des les galeries minières. C’est ainsi que différentes localisations sont prévues: Borinage, Centre, Charleroi,, Liège, le Limbourg. Les prisonniers, le plus souvent passent par Erbisoeul avant d’être répartis entre les différentes sièges.

En effet, en Belgique, sous l’égide du premier ministre Van Acker, la bataille du charbon bat son plein. Le pays est mal en point après quatre années d’occupation allemande; heureusement, contrairement à ce qui s’est passé en 1918, l’ennemi a laissé les installations intactes. Mais il faudra pas mal de temps pour que l’économie soit remise sur pied, et les tickets de ravitaillement auront encore cours sur un assez long terme. il faut ajouter aussi que des prisonniers travailleront pour les agriculteurs de la région. Pourtant, la guerre est finie? Oui, mais…si l’Allemagne a capitulé devant les USA, la Grande-Bretagne, la Russie et la France, aucun accord n’a encore été signé entre les petits pays comme le nôtre et le nouveau gouvernement allemand, ce qui explique que la Belgique puisse mettre les prisonniers au travail forcé, sans que la Croix-Rouge se montre particulièrement sourcilleuse. Les problèmes qui se poseront seront essentiellement des problèmes d’organisation et d’intendance.

Séjourneront également à Erbisoeul les sous-officiers qui refusent le travail au fond de la mine, tous les prisonniers qui se sont livrés à des tentatives d’évasion, ceux qui ont encouru des peines disciplinaires…Tous ceux-là, sans distinction, seront installés dans une section spéciale, où les rations alimentaires sont réduites (1000 calories par jour, alors que pour un mineur de fond, la ration sera progressivement portée à 2000 calories): du coup, beaucoup de sous-officiers choisiront le travail forcé. Le salaire existe bien, mais nettement inférieur à celui des mineurs belges. De plus, sur l’ensemble du camp, les conditions sanitaires et hygiéniques sont défectueuses: les homes logent dans des tentes, hiver comme été, sans tapis de sol, en s’arrangeant comme ils peuvent avec des cartonnages venus de l’intendance.Les soins médicaux sont rudimentaires, et bien souvent ce sont des prisonniers allemands, médecins et infirmiers qui en sont chargés. Il arrive même qu’ils interviennent au bénéfice de la population locale…

En effet, si les rapports entre les prisonniers, leurs gardiens et la population civile sont empreints au début de méfiance et même d’hostilité – des cris, des insultes accueillent d’abord les prisonniers – assez rapidement vont s’établir des relations plus humaines et même amicales, suite au fait notamment que bon nombre de prisonniers travaillent dans des fermes et de petites entreprises locales.Certains prisonniers s’établiront en Belgique après leur détention, et se marieront avec des Belges. De plus, le fait d’exercer ensemble un métier très dur et dangereux au fond des mines va créer de véritables liens de fraternité entre les uns et les autres. L’évasion la plus importante, touchant plusieurs dizaine de prisonniers, sera facilitée par l’aide que lui apporteront les mineurs de Quaregnon. Les enfants aussi joueront leur rôle, une photo émouvante montre une gamine d’Erbisoeul toute fière d’avoir reçu en cadeau des prisonniers, au moment de leur départ, le grand chien qui leur servait de mascotte. A Liège, les mineurs allemands prendront part à la diffusion des journaux communistes. Par contre, on signale dans le Limbourg de mauvais traitements, des coups même, de surveillants belges exaspérés par la grève perlée des mineurs dont on réclamait des performances exagérées, assorties de primes.

Les prisonniers pourront regagner leurs foyers dans le courant de 1947 surtout, les chauffeurs et les responsables de l’intendance partiront les derniers. Dans les mines; ce sont des travailleurs italiens qui viendront les remplacer. Ce sont surtout les prisonniers qui habitaient dans la zone occupée par les Russes qui décuderont de rester chez nous.

Camp de concentration, comme l’ont écrit certains commentateurs? Certes non, il n’y a jamais eu de volonté d’extermination des prisonniers. Il semble plutôt qu’il faut tenir largement compte de l’état du pays dans ces années, au cours desquelles l’économie se rétablissait lentement, et des énormes problèmes qu’entraînaient la mise au travail et la gestion d’un aussi grand nombre d’hommes.. On peut bien sûr regretter certaines choses, par exemple le mélange dans certains quartiers du camp de ceux qui n’acceptaient pas de travailler et des délinquants. Les photos – certaines, du moins – font preuve du délabrement  physique des prisonniers, de même que les lettres échangée avec leur famille. Mais il faut rappeler qu’une bonne partie de la population belge, ainsi que de la population allemande, dans les villes qui avaient été bombardées, connaissaient des problèmes assez semblables. D’autre part, les autorités militaires belges, suite aux visites des délégués de la Croix-Rouge, ont fait de leur mieux pour améliorer la situation. On leur demandait quasiment l’impossible..Et l’une des sources de souffrances les plus vives était aussi sans conteste le temps, énorme parfois, qui s’écoulait avant d’avoir reçu des nouvelles de leur famille.

Que reste-t–il aujourd’hui d’Erbisoeul? La forêt a repris le dessus, mais on y retrouve encore les chemins de cailloux, et ça et là, une inscription dans l’écorce d’un arbre. Mais il reste surtout, je crois, la preuve, dans les faits, les mentalités, que la haine entre les peuples peut être surmontée, et que les gens de bonne volonté finissent par recréer des liens, par-delà les propagandes officielles, et les théories fumeuses dont on les a abreuvés, à longueur de temps. Bien sûr, ce n’est pas le cas de tous, il reste, partout et toujours, des fanatiques. Les auteurs de ce livre ont su, avec beaucoup d’intelligence, dégager la vérité des faits, et replacer ces périodes pénibles dans de justes perspectives. Cela n’excuse en rien les atrocités que certains ont délibérément voulues, mais c’est toujours un travail urgent et nécessaire.

Joseph Bodson