Propos recueillis par Noëlle Lans

Comédien, auteur, traducteur, metteur en scène… Pietro Pizzuti aligne soixante ans de vie sur terre, dont quarante sur les planches ! Il faudrait inventer de nouveaux mots pour décrire son visage ou plutôt les multiples visages qu’il dévoile tant sur scène que dans la vie quotidienne, car ils sont cent et mille, d’une mouvance extraordinaire, à capter l’instant et à varier à l’infini.

Instantanés de Mireille Dabée

1958, il y a soixante ans !

Vous naissez à Rome en 1958. Mais, très vite, vous vous installez à Bruxelles avec votre  famille car votre père Adolfo est un des premiers fonctionnaires à travailler au Marché commun. Comment vivez-vous votre double culture, qui vous permet entre autres de traduire de nombreux auteurs ?

Aujourd’hui, je me rends compte de la chance extraordinaire que j’ai eue de recevoir cette double culture depuis mon enfance. J’ai été élevé dans deux langues. Un peu plus tard, comme beaucoup de jeunes, j’ai bénéficié d’une connaissance passive, voire des notions, d’autres langues que je ne possède pas vraiment, mais que je peux utiliser pour m’exprimer sommairement. Être élevé dans plusieurs langues et suivant les us et coutumes qu’elles traduisent, permet une plus grande ouverture d’esprit, favorise la comparaison entre les cultures, le goût de comprendre et de s’exprimer, développe la sensibilité à la différence et à la perception de ses richesses. Dans mon travail de traducteur, cette double appartenance a été un atout fondamental. Dans ma vie aussi. Je parle couramment l’italien (qui est ma langue maternelle) et le français (que l’on appelait à l’école la langue véhiculaire). Je rêve en italien, je compte en italien, j’écris du théâtre en français, je traduis vers le français, je joue dans les deux langues et parfois je ne me rends pas compte de la langue que j’utilise… Lorsque je lis un texte de théâtre écrit en italien, je l’entends et le visualise en français. Cela me permet de proposer des traductions mot à mot à voix haute ou enregistrées en simultané pour faire entendre à des interlocuteurs intéressés le texte dans la langue d’arrivée. C’est top. Recevoir une double culture, c’est recevoir un cadeau. C’est jouir doublement des beautés et des originalités que chaque culture possède.

En 1976, vous obtenez le Baccalauréat  européen avec distinction à l’École européenne où vous entrez dès les maternelles. C’est dans cette école que vous rencontrez Bernard Marbaix et  Nicole Madinier dont vous suivez les premiers cours de théâtre. Ont-ils exercé une influence sur vos choix théâtraux ?

Bien sûr, énorme ! Comme tous les maîtres sur leurs disciples…  Bernard était très connaisseur et particulièrement inspiré par le théâtre de Michel de Ghelderode, entre autres ; il m’y a initié, m’a permis de l’apprécier et m’a littéralement insufflé la gourmandise de l’interpréter. C’est aussi son expérience et son goût pour les grands textes classiques qui m’a formé et m’a permis d’apprécier les grandes langues théâtrales, de Racine à Molière, de Hugo à Arrabal, de Ionesco à Koltès, de Kalisky à Novarina, de Piemme à Baricco, de Blasband à Cotton, de Shakespeare à Kribus, de Rostand à Mishima, de Beaumarchais à Klossowski, de Borges à Handke, de Tchekhov à Massini et Rambert… Les grands maîtres qui ont pris la relève dans ma formation : Claude Etienne, Pierre Laroche et Bernard De Coster, ont pu évaluer mon niveau de préparation grâce à mes premiers pas conduits de belle main. Nicole m’a guidé dans la connaissance de la diction, sa passion et sa méthode pour l’apprentissage de ses règles m’ont donné à jamais le souci d’une bonne articulation sur scène. Suzy Falk m’inondait de joie lorsque spectatrice, à l’issue d’une représentation à laquelle je participais, elle me chuchotait qu’elle n’avait pas perdu un mot de ceux qui étaient sortis de ma bouche mais que ce n’était pas le cas chez tous mes partenaires… Irrésistible Suzy ! Je m’empressais de lui dire que j’avais eu une merveilleuse prof de diction.

1978, il y a quarante ans !

Micheline Hardy vous voit concourir aux examens publics à l’Académie d’Etterbeek et vous propose de les rejouer devant Marcel Delval qui vous engage aussitôt pour cinq mois. Au programme, l’Indien cherche le Bronx et Stand de tir d’Israël Horowitz.  Quel souvenir en gardez-vous ?

Le souvenir impérissable d’une première expérience formatrice à tous niveaux. Marcel et tous mes partenaires du spectacle (Hubert Crahay, Patrick Poeks, Monique Ramon, Anne-Marie Cappelliez, Hélène Theunissen, Jacques Olivier, Jacques De Decker…) m’ont appris le métier au quotidien, à faire face aux bonnes surprises comme aux mauvaises. L’immersion a été totale et prolongée. J’ai ainsi fait mes armes dans les meilleures conditions puisque nous proposions notre spectacle dans un cadre scolaire, en tournée dans toute la Belgique francophone. C’était la mission du Groupe Animation Théâtre qui était la Compagnie de Micheline et Marcel. Nous montions et démontions la scéno, avec le régisseur, nous nous installions parfois dans des locaux qui n’étaient pas prévus pour y faire du théâtre : des classes de cours ou des halls de sport. Le régisseur occultait quand c’était possible, parfois nous jouions à la lumière du jour. Après le spectacle, nous ouvrions le débat avec toutes les classes qui y avaient assisté, autour du sujet qui les passionnait : la délinquance juvénile et plus généralement la violence chez les jeunes. Les enseignants présents étaient des relais épatants. Ils avaient souvent préparé les jeunes à nous recevoir. La plupart d’entre eux prenaient part au débat de manière très concernée, d’autres inévitablement chahutaient et dérangeaient. J’ai appris très vite l’importance d’une bonne animation scolaire pour intéresser un public jeune et le rendre réceptif à des problématiques de société… J’ai réalisé à quel point le théâtre est un média puissant pour interroger et sensibiliser le plus grand nombre des spectateurs aux impasses de l’humain, ouvrir le débat, développer la pensée, le sens critique et permettre l’échange constructif de points de vue, d’idées novatrices et porteuses d’avenir.

En 1980, vous décrochez une licence en Sociologie. Vos études vous ont-elles permis d’y voir plus clair dans la foule des personnages incarnés ?

Indiscutablement. Mes études ont orienté mon choix vers un théâtre citoyen qui aborde des sujets d’intérêt général, basés sur la dimension sociale et politique du vivre ensemble. J’ai senti très vite une préférence pour les personnages qui représentent un modèle de comportement ‘complexe’, en ceci que leur caractère est composé d’un mélange subtil de plusieurs ingrédients et qu’ils sont constitués de facettes différentes voire contradictoires de leur personnalité ; c’est par ces sortes de physionomies comportementales plurielles qu’il m’est possible d’aborder l’humain dans ses forces antagonistes. C’est ce qui m’intéresse. J’ai n’ai pas beaucoup d’intérêt pour les personnages caricaturaux, stéréotypés, ni pour un  théâtre qui singe l’humain sans finesse pour faire rire la galerie à tout prix. C’est souvent un théâtre superficiel, abrutissant, de consommation et faussement distrayant. Les personnages qui l’animent sont souvent des miroirs déformés de nos personnes. Je préfère de loin ne pas déformer le miroir, et permettre au spectateur de faire la part des choses, de juger, de faire fonctionner son libre arbitre, son jugement avec toute l’intelligence dont il est doté, devant un miroir qui reflète fidèlement l’humain, avec toute la fragilité, la nuance digne de lui.

Après avoir traversé une crise d’identité, Vitangelo Moscarda, le protagoniste du roman Un, personne et cent mille de Pirandello, découvre que la seule façon de vivre est de vivre chaque instant intensément et de renaître sans cesse d’une manière différente. Vivez-vous l’instant présent ?

Ouf !  Je me pose la question tous les matins et suis incapable d’y répondre. Je souhaite de tout mon être parvenir à vivre l’instant présent. Le fait de me poser la question est en soi un bon signe, non ? Il me semble que vivre l’instant présent est le but de toute une vie. Un chemin vers la recherche d’un sens à donner à notre existence et à ce que nous en faisons. En vieillissant, je savoure la double sensation du temps qui fuit inéluctablement et de ma lenteur qui croît indécemment. Je découvre que le temps me manque pour tout, tout le long de la journée, depuis mes ablutions du matin qui me semblent s’éterniser, jusqu’à l’extinction des feux qui survient de plus en plus tôt avec en prime le coup de massue d’un sommeil irrémédiablement assommant… Je pressens, mais c’est une hypothèse, que le cadeau de l’instant présent me sera donné lorsque j’accepterai le paradoxe de ma lenteur et mon besoin de temps pour fonctionner.

Le comédien risque-t-il parfois de perdre son identité ?

Jamais en ce qui me concerne. J’en acquiers d’autres. Fictives. Parallèles. Transversales à la mienne. Le temps de la représentation. Et c’est le privilège de notre métier qu’il faut pouvoir gérer. Je crois que c’est la règle de l’art de notre travail. Nous projeter avec la plus grande sincérité dans une autre existence, un autre corps, un autre psychisme à partir de notre vécu, de notre corps et de notre pensée. Impossible de se perdre puisque c’est au travers de nous-mêmes que nous agissons.

Vous avez un frère jumeau, Marco, votre double parfait ! Est-ce amusant, perturbant, intéressant… ?

Tout cela à fois… Marco n’est pas du tout mon double parfait… heureusement pour lui ! Ni physiquement ni psychiquement. C’est bien normal. La gémellité est un apprentissage comportemental qui se différencie somme toute assez peu de l’apprentissage de la fraternité ou de la sororité. Je n’ai d’ailleurs, au bout de soixante ans, pas encore cerné les vraies différences… Ce que je vis, c’est le degré de proximité cellulaire opérant depuis notre vie intra-utérine qui raccourcit singulièrement et définitivement la distance communicationnelle. Il en découle une évidente fluidité dans l’émission et la réception de tous les signaux. C’est un atout majeur dans la compréhension, qui peut se révéler un facteur de stress en cas d’incompréhension. Il y a lieu aussi d’assumer le phénomène bien connu d’autonomie de la bulle gémellaire par rapport à tout contexte extérieur. Les jumeaux étant capables de se suffire l’un l’autre et de s’exclure ainsi du monde des autres. Ce processus n’est pas toujours volontaire, bien au contraire. De ce fait cette attitude endémique peut aussi représenter un handicap au bon développement d’un comportement social. Bref, il faudrait éviter de mythifier la gémellité ou d’en encourager une vision par trop phénoménale qui l’entourerait d’une aura exceptionnelle. C’est aussi passionnant et délicat à vivre que tout autre rapport humain. D’autant que l’entourage familial dans lequel il se développe est par définition un contexte névralgique…

En 1981, vous obtenez le Premier Prix dans la classe de Claude Etienne, une figure incontournable du théâtre belge ! Que retenez-vous de cette expérience ?

Claude Etienne a été un maître pour des générations d’artistes de la scène. J’ai eu la chance d’être son disciple. Inoubliables leçons de vie que les siennes. Je retiendrai pour toujours sa passion immodérée pour l’éthique de notre métier. Son étude des personnes. Son don inné de la transmission et sa personnalité tout simplement impressionnante. J’ai eu la chance, comme d’autres, d’être apprécié humainement et professionnellement par Claude. Cela impliquait un respect réciproque accru et un exercice d’élégance morale supplémentaire. Une sorte de pacte tacite dans lequel nous nous faisions un devoir de ne jamais nous décevoir l’un autre ni d’être pris en défaut suite à un comportement ou à une attitude déplacée. Bernard De Coster, maître et ami éternel, disciple de Claude, mon aîné, jouissait d’une affection tout à fait particulière auprès de Claude. J’ai été son élève autant que celui de Claude, la complicité qui me liait à Bernard a beaucoup contribué à favoriser l’empathie vis-à-vis de Claude. Notre relation triangulaire professionnelle et amicale nous a permis de réaliser des projets aussi ambitieux que réussis, ne citons que Conversations avec Jorge-Luis Borges à l’occasion de son 80ème anniversaire qui est un spectacle fondamental à mes yeux et porteur d’une charge émotionnelle inaltérable puisqu’il restera à jamais le dernier auquel Claude et Bernard auront travaillé en m’offrant le meilleur de leur talents cumulés.

Une rencontre inoubliable donc, celle avec le comédien et metteur en scène Bernard De Coster, qui débouche sur une collaboration artistique intense et prolifique qui prendra fin au décès prématuré de ce dernier en 1991.En quoi ce jeune metteur en scène se distinguait-il de ses contemporains ?

J’ai commencé à parler de Bernard en parlant de Claude. Impossible de faire autrement tant les deux figures, les deux hommes-phares sont intimement liés sur mon chemin. Bernard De Coster se distinguait de ses contemporains par sa précocité. L’extraordinaire maturité de ses compétences était d’autant plus remarquable qu’il a commencé à exercer son métier très jeune. Albert-André Lheureux, d’abord, Claude Etienne ensuite, l’ont repéré alors qu’il n’avait pas encore vingt ans. Sa volonté, son endurance, sa capacité de travail inextinguible, son sens du devoir, du respect des conventions, de la bienséance, des valeurs éthiques, son irréfrénable gourmandise d’apprendre, de s’instruire, de se perfectionner sur les différents aspects de son travail tant au niveau technique (ses talents d’éclairagiste et ses connaissances techniques étaient très appréciées par ses pairs) qu’humain et artistique, sa boulimie de lecteur et de spectateur de cinéma d’abord, d’opéra et de théâtre ensuite, son goût pour l’art et la scène lyrique, sa curiosité de savoir et de vivre, de rencontrer et de comprendre, ont façonné et accompli en lui un alliage humain très complexe, débouchant sur une personnalité d’un dynamisme et d’un positivisme à toute épreuve, où rectitude et permissivité finement mêlées permettaient une grande souplesse et une capacité d’adaptation, ainsi qu’une précision, une exigence et une ténacité hors du commun. Son sens de la psychologie humaine et son éducation lui ont permis d’accéder à tous les cercles et de côtoyer les personnalités les plus intéressantes pour son évolution. Sa mort prématurée m’a laissé, comme beaucoup d’autres, orphelin, amputé d’un compagnon de théâtre irremplaçable, en manque d’un être foisonnant de dons, lumineux d’intuition, intarissable assoiffé du goût de vivre. Le côtoyer dans la complicité professionnelle et humaine vivifiante que nous avons tout naturellement instaurée pendant des années (trop brèves) à été un cadeau de la vie.

Impossible d’évoquer les nombreuses pièces où Bernard De Coster vous a mis en scène, tant au Théâtre du Parc qu’au TNB, à l’Esprit Frappeur, au Rideau de Bruxelles… Parmi ces créations figure Lettre aux acteurs de Valère Novarina, que vous jouez au Rideau de Bruxelles, pièce couronnée par l’Ève du Théâtre. Vous reprenez le spectacle dans une traduction italienne de Gabrielle Drudi, sous le titre Lettera agli attori. En tant que comédien, comment ressentez-vous ce texte ?

J’ai vécu la réalisation de ce projet – que Bernard m’a proposé un beau matin – comme une expérience majeure dans mon parcours. La rencontre avec Valère a été décisive dans ma vie. Elle a orienté pour toujours mon rapport au métier et au monde. Valère est un maître. Un penseur. Un être en état d’élévation. Traversé par une pensée et une densité humaine hors du commun. Son œuvre et sa personnalité resteront parmi les plus importantes dans l’Histoire de la langue française et de la pensée des hommes. Bernard avait eu l’idée aussi iconoclaste que géniale de fondre les deux textes de Valère « Lettre aux acteurs » et « Pour Louis de Funès » en un seul montage pour un seul en scène. Lorsqu’il me l’a proposé, j’ai senti qu’il venait d’ouvrir une nouvelle page, fondamentale, dans le beau livre de nos travaux. Il en a résulté un hymne à la fragilité et à la puissance de notre métier. Un spectacle aussi bouleversant que jouissif, pour un nombre de spectateurs éblouis. Valère a été un auteur « vivant », les rencontres, les conversations, l’amitié qui nous lie, le souvenir de sa présence lors de quelques répétitions, son soutien et le bleu glacé de ses yeux qui vous regardent teintés d’une estime amicale est un des plus beaux cadeaux que j’ai reçus dans ma vie. Jouer sous la direction de Bernard ce texte mythique me connectait tous les soirs avec la raison profonde de mon être au monde. J’ai rencontré Gabriella Drudi. Merveilleuse, humble, pleine de grâce, elle venait de traduire le texte de belle manière, mais j’étais désireux d’une mise en bouche plus charnelle et l’ai priée de me laisser en réaliser une traduction personnelle, j’avais bien sûr eu l’aval de Valère. Ce fut miraculeux. La langue d’écriture de Valère était devenue l’italien, tout comme s’il avait écrit le texte en italien… Je jouais pour la première fois dans ma langue maternelle… autant dire que Valère et moi vivions une émotion analogue liée à notre rapport à la même langue maternelle. Valère est d’origine italienne… Par la suite Gioia Costa en a réalisé une admirable traduction en italien qui se joue encore aujourd’hui.

En 1984, vous interprétez sous la direction de Maurice Béjart Cinq Nôs Modernes de Yukio Mishima-Marguerite Yourcenar, au Théâtre Renaud-Barrault à Paris. Un moment fort, sans doute ?

Ma rencontre avec Maurice Béjart avait eu lieu des années auparavant lors d’un stage d’un week-end à La Monnaie-De Munt. Le stage qu’il dirigeait avait comme objectif l’éveil des adolescent(e)s à la danse. Nous étions une vingtaine. Le choc. Le dernier jour, Maurice nous a demandé, à un camarade et  moi-même, d’improviser sur les percussions du maître (encore un !) Fernand Shirren un combat d’oiseaux. Inoubliable. Après les applaudissements, Maurice m’a demandé si j’avais l’intention de suivre des cours de danse. Je crois lui avoir répondu que je préférais le théâtre par amour pour la langue… Et dix ans plus tard, c’était lui qui m’offrait la langue et la danse dans un projet inouï qui a marqué un tournant dans ma géographie professionnelle puisque j’ai suivi le mouvement et, en allant jouer à Paris, y ai emménagé… Maurice était un homme charismatique, le travail assidu auquel il vous invitait était passionnant et rendu léger par son intelligence et son tact extrêmes. Son regard d’aigle bleu était d’une acuité extraordinaire, capable de vous sonder au plus profond, de vous entendre jouir ou souffrir et de tout faire pour vous mettre en état de donner le meilleur de vous-même. Ils se ressemblaient singulièrement, Bernard et lui, dans l’exigence de leurs démarches. Le fait d’arriver avec cette co-production belgo-française, à Paris, dans le temple de la mythique Compagnie Renaud-Barrault, sous les yeux des deux fondateurs conquis, fut impressionnant. J’eus droit à tous les honneurs. Le spectacle fut un énorme succès. Suite à quoi, Jean-Louis Barrault m’a engagé pour jouer Arlequin dans son dernier spectacle Le théâtre de Foire d’après Alain Lesage. Ce fut une période d’une effervescence incroyable, pleine d’échanges indélébiles… Le spectacle fut magnifiquement reçu. Un succès d’estime pour le grand homme de théâtre et sa troupe, au milieu de laquelle je faisais figure de pièce rapportée ou de guest star si l’on veut… J’ai eu la chance de rencontrer ou de croiser de grandes personnalités : Barbara, Marguerite Duras, Miou-Miou, Arielle Dombasle, Nathalie Sarraute, Claude Degliame, Valentina Cortese, Simone Benmussa, Ionesco, Peter Brook, Patrice Chéreau, Antoine Vitez, Sami Frey, Jean-François Balmer, Jean Marais, Francis Huster, Serge Avedikian, Jean-Pierre Jorris, Jean- Claude Jay, Jean-François Delacour… Dans la production de 5 Nôs Modernes, j’ai eu la chance de travailler avec des camarades doués d’un talent extraordinaire puisque la distribution était remarquable : Natacha Parry, John Dobrynine, Michel Carcan, Eiji Mihara, Philippe Caroit, Sam Karmann, Rachid Tika, Alain Louafi, Cyrille Bosc et Olivier Perriguey,… Maurice a considéré chacun de nous comme une part fondatrice du spectacle, c’était sa marque de fabrique : son intelligence de grand chorégraphe, de véritable maître de ballet et d’homme orchestre de la scène. En vrai condottiere, il savait que la réussite du spectacle impliquait qu’il suscite l’adhésion de chacun ; grâce à cela, il pouvait obtenir une cohésion et une cohérence parfaites à tous niveaux, tant dans les moments choraux que dans les scènes plus intimes à deux ou à plusieurs personnages. Ce fut une leçon de vie, mêlant métier et engagement humain, mettant à l’épreuve de l’endurance nos capacités à tous et notre volonté de dépassement.

Béjart considérait que le talent est une force intérieure. Êtes-vous d’accord avec lui ?

Un subtil mélange entre une palette de nuances intellectuelles et un pragmatisme à toute épreuve caractérisait professionnellement et humainement son rapport au monde et aux êtres dont il s’entourait pour créer. Sa démarche en était toute imprégnée… Cela lui permettait d’exprimer des pensées d’une acuité impressionnante avec une parfaite simplicité. C’est un peu le cas pour la qualification qu’il donnait du talent, à savoir une force intérieure résultant de la combinaison subtile, consciente ou pas, mais maîtrisée, du don inné et du talent acquis par le travail… Je suis absolument d’accord avec lui. C’est exactement cette force intérieure qui nous permet d’être en scène et d’acter avec 40°C de fièvre ou au moment des obsèques de notre maman…

Si vous pouviez revenir en arrière et être à nouveau sur scène pour interpréter un rôle, quel personnage seriez-vous ?

Un composé, aussi miraculeux qu’improbable de Figaro, Mascarille, Momo, Quasimodo, Stan, Bérenger, Goldoni, Sérébriakov, Orphéon et le trompettiste de Novecento… allez-y toujours, c’est quand vous voulez ! Mais je n’ai aucun goût pour la nostalgie et ne la connais (merci ô muses !) pour ainsi dire pas… Même en ce qui concerne l’enfance, j’apprends à ne plus éprouver de nostalgie. Revenir en arrière me semble une démarche aussi aride que celle d’abreuver un caillou rendu incandescent par le soleil… Par contre, interpréter la quinzaine de personnages écrits ou à écrire qu’il me reste à travailler avant de ne plus en être capable, voilà ce qui me passionne !

Quel a été le moment le plus euphorique de votre carrière, jusqu’à présent ? Et pourquoi ?

Ce fut pendant les répétitions de Conversations avec Jorge Luis Borges à l’occasion de son 80ème anniversaire de Willis Barnstone, mis en scène par Bernard De Coster avec Claude Etienne et votre serviteur ; il arriva que, entre deux scènes, nous ne trouvions pas de connexion scénique. Je sentais Bernard à l’affût de nos moindres gestes à Claude et moi… j’entendais ses neurones fonctionner, il avait un nez de fin limier pour la justesse des rythmes et des césures tout au long de la partition… Là, nous séchions tous les trois. Tout à coup, en plein silence, j’eus l’idée de m’approcher de l’oreille de Claude (qui interprétait Borges aveugle, assis, appuyé sur sa canne) et de lui chuchoter un petit charabia incompréhensible… Il se prêta au jeu instantanément et improvisa divinement en éclatant d’un rire sourd, gourmand et profond dont il avait le secret. Bernard était aux anges. Nous avions enfin la transition entre les deux scènes ! Nous fûmes tous trois aussi étonnés qu’émerveillés de ce qui venait de se passer. Nous fûmes saisis d’une grande euphorie… Je suis encore ému rien qu’en ré-évoquant l’épisode…

Le moment le plus douloureux ? Et pourquoi ?

Ce fut lors du même spectacle, créé au Rideau de Bruxelles, en novembre 1990. J’ai eu la notion aussi irrationnelle que précise, un soir, de la perte douloureuse et insupportable de ces deux êtres si chers. Bernard décédait le 7 mars 1991 et Claude Etienne le 21 avril 1992.

Vous avez tourné pour Chantal Akerman, Marion Hänsel et les frères Dardenne, de grandes pointures de notre cinéma belge, dont on ne peut confondre les personnalités !  Des affinités avec chacun de ces metteurs en scène ? Ou un en particulier ?

Ma filmographie est suffisamment minimaliste pour que je puisse dire que les réalisateurs qui m’ont choisi y tenaient ! Leur volonté de me compter parmi les interprètes du film traduisait à tous les coups notre affinité élective (cf. Goethe). À jamais merci, Mesdames et Messieurs !

Parmi les nombreuses pièces que vous avez écrites figure Le silence des mères, créée au Théâtre des Martyrs en 2006, dans une mise en scène de Christine Delmotte. La pièce connaît un succès retentissant et est couronnée par le Prix du Théâtre 2006. Suzy Falk, Nicole Valberg, Valérie Bauchau, Farida Boujraf font partie de la distribution. Quelle est la genèse de cette pièce ?

Comme tout le monde, j’ai perdu des êtres chers, autant dans ma famille que parmi mes ami(e)s. Ma tante et ma grand-mère adorées sont décédées des suites d’un cancer du sein. Ma tante avant ma grand-mère, qui d’ailleurs, vu son grand âge (94 ans !) n’est pas décédée de sa lésion cancéreuse… J’ai eu envie de traiter ce sujet crucial qui est le décès en cascade, si j’ose dire, des suites d’un même cancer qui touche mère et fille… l’imagination a fait le reste. Je n’aurais pas pu écrire la pièce sans le formidable moteur que constituait le fait d’écrire un rôle pour Suzy Falk, immense interprète et prodigieuse créature humaine !

En tant que metteur en scène, tenez-vous compte de l’avis des comédiens ?

Je tiens compte de leur être tout entier. Leur avis est fondamental, mais ce qui est délicat, c’est qu’ils ne l’expriment pas toujours verbalement… Il faut être capable de pister leur ressenti le plus souvent possible et de la manière la plus fine et la plus adaptée possible à la personnalité de chacun… Voilà une part de la complexité de notre travail.

On est pris de vertige quand on évoque les récompenses que vous avez déjà récoltées, comme comédien, aussi bien que comme dramaturge. Y en a-t-il une qui vous a particulièrement touché ?

Le Prix Italiques 2016 parce qu’il m’a été décerné par mon ami Pierre Mertens qui est un maître d’éveil, de connaissance, d’engagement et de sens qui solarise d’intelligence mon chemin.

Mais je m’en veux immensément d’être responsable de vos vertiges… ! 😉