Raymond Choquet, Tout pour être heureux, poèmes, éd. Audace, préface de Stefan Thibeau, lecture de Daniel Charneux, 94 p., 12 €.

Un jeune homme arrête ses études à 15 ans. Il lit beaucoup, admire beaucoup les poètes, se met à  écrire lui aussi. Il fait la connaissance de Marcel Moreau, qui l’apprécie beaucoup. Marcel Moreau qui écrira, dans Monstre, paru en 1986, Je compte parmi mes amis une dizaine de grands artistes. La plupart sont méconnus, ou inconnus. Je voudrais, ne fût-ce que quelques heures durant, détenir le pouvoir d’obliger ceux qui font la pluie et le beau temps dans notre culture à ramper nus, flagellés par moi, jusqu’aux oeuvres maudites.

Le problème n’est pas neuf. C’est le sujet de Chatterton, d’Alfred de Vigny: un poète opposé à un industriel, et qui finira par se suicider. Il n’empêche que ces suicides se renouvelleront, d’époque en époque. René Daumal. Crevel. Tous ces poètes inconnus qui attendent, aux abonnés absents, un appel qui ne vient pas.

Heureusement, ici, il y eut Moreau, et puis Stefan Thibeau, qui prend le relais, épaulé par une belle étude de Daniel Charneux. Ceux-là, on ne dira jamais assez tout ce qu’ils ont apporté à nos lettres. Remettre les pendules à l’heure. Il est temps, en cette période où le grand public, résolument, tourne le dos à la poésie.

Bien sûr, il n’aura pas eu le loisir, Raymond Choquet, de peaufiner son oeuvre. Mais on trouve, bien souvent, chez les grands poètes, dans leurs oeuvres de jeunesse, un accent déchirant, déchirant dans ses outrances et ses défauts mêmes, que l’oeuvre de l’homme mûr vient parfois sinon gommer, ou du moins affaiblir. Tout pour être heureux, c’est ce que disait le père de Raymond Choquet, menuisier de son état, qui avait acheté  pour son fils un appartement à Watermael-Boitsfort. Le lendemain, celui-ci se suicidera dans sa soupente, laissant un avis sur la porte: Attention, danger d’explosion. Cela aurait pu être, aussi, le titre de son oeuvre. Gardons-nous d’en rajouter, d’ajouter « Ah, s’il avait vécu plus longtemps… », ce qui ne serait qu’un écho affaibli de Tout pour être heureux. On ne peut demander aux météores de se changer en planètes mortes.

Dans son étude, très fouillée, Daniel Charneux relève les influences de certains poètes sur l’oeuvre de Choquet. De mon côté, j’avais relevé, au fil de la lecture, moins une influence – Daniel le note aussi, d’ailleurs – qu’une sorte d’étroite parenté avec Baudelaire. Une communion dans le culte du Beau, une sorte d’aristocratisme de la pensée, qui l’écartait de toute réussite facile, le refus de ce Tout incomplet, un désir inextinguible – un empêchement au bonheur trop facile et routinier. Ils étaient faits pour les pistes lointaines et périlleuses, celles dont on ne revient pas, ou bien l’on revient blessé à jamais.

Mais écoutons-le, à présent, dans L’odeur du vent, p.23: Autour de l’internat / Ils ont placé des grillages verts /Tandis que celles des prisons sont noires // Derrière les grilles vertes est un adolescent / Il a bu à pleine gorge / Le vin de liberté / Le vent souffle à travers les grilles / le vent ne s’occupe point des grilles / Derrière les grilles vertes / Il respire à pleins poumons l’odeur du vent. 

L’amour lui-même a ce goût de sauvagerie, dans Rose-Marie, p.25: Je t’aime comme l’aile de l’aigle / Aime l’air qui le porte à travers les surfaces / Le bec cinglant les gouffres, en sa fierté dément / Sa gloire lui tient lieu.

Ou bien encore, p.28, Espoir dans le noir: Feu d’une joie ardente et claire / La rose vivante à la main / Au milieu du Styx noir / Est le front indompté de l’espoir // Feu d’une joie ardente et claire / La rose vivante à la main / Au milieu du Styx noir / Est l’espoir / Le front indompté. Je ne sais pourquoi, ici, je songe à Baudelaire à Saint-Loup – peut-être l’emploi répété de l’hypallage.

Pour un corps, en sa première strophe, p.35: Que jamais je ne m’habitue à vivre. / Robes, ô calices – les femmes dans les rues / sont des bouquets vivants. / Tailles et chairs / Dans la ville bizarre, la foule des lumières et /des feux rouges écoute mon sang. / Un navire altier, où jouent de grands violoncelles , /vogue dans les étoiles. (…) Il mendiait, paraît-il, et fréquentait les prostituées…

Et cette vision baroque de Semaille aux chants, p.41: Il n’y en a guère / Qui embrassèrent les fleurs au lieu de les cueillir / Il n’y en a pas / Qui périrent pour une ombre trop belle // Mais on a fait ce qu’on a pu / Tu sèmeras ce que tu sèmes / Et récolteras plus beau blé que tu n’as semé / Dans le moulin à poèmes / le grain que vous ignoriez / Est nourriture du cavalier /Que commandait son cheval fauve. Des images, des tournures, enfantines parfois et familières, venues tout droit du vert jardin, du pays où l’on n’arrive jamais.

Et ce superbe texte, p.50, dont je vous cite une strophe: C’est le moment où tu dois venir / Etoile où l’objet dans l’ombre se retrouve / Peut-il encore se retrouver? / Les sèves m’ont bercé / Mais quelle peau ai-je caressée /       plus sensuel qu’un chat siamois / Quelle main ai-je serrée /         dans l’amitié qui se dénomme / Comme on vient à ignorer dans la convalescence /          les carrefours flous du rêve et du réel / La plume et la cigarette.

Je m’arrête, ou bien je vous citerais tous les textes. Je vous les laisse découvrir. Vous l’ai-je dit? C’est Dour qui l’a vu naître. Et il convient de saluer bien bas ses parrains, Marcel Moreau, Stéphane Thibeau, Daniel Charneux, sans oublier l’éditeur, Pierre Bragard. Un grand poète nous est né.

Joseph Bodson