Carino Bucciarelli, Petites fables destinées au néant, Bruxelles/Mons, Traverse/Couleurs Livre, 2022, 144p., coll. Carambole (16€)
Plongée dans l’absurde jusqu’à plus soif à travers de délirantes mises en abyme
Il existe un court métrage (« Copy Shop ») du cinéaste autrichien Virgil Widrich qui parodie les films muets en noir et blanc et met en scène un homme ayant photocopié sa main ; celle-ci se multiplie et cet individu finit par générer des clones de lui-même, lesquels en arrivent à envahir le scénario et l’écran.
Cette vidéo ressemble au roman précédent de Bucciarelli intitulé, Mon hôte s’appelait Mal Waldron (éd.M.E.O. 2018) où l’auteur dialoguait en chair et en os avec son ‘héros’, un jazzman décédé qui a réellement existé et qui intervient auprès de cet écrivain afin d’orienter à sa façon le contenu d’un livre autobiographique inventé par un autre que lui.
C’est cet absurde-là que Bucciarelli a choisi pour une bonne partie des courtes nouvelles de son nouveau livre. C’est-à-dire « reculer aussi loin les limites de l’irrationnel » que possible puisqu’il aime « les défis insensés ». Ainsi le lecteur rencontrera t-il, par exemple, quelqu’un qui « rêve le rêve d’un autre dormeur ». Un autre qui est sa propre mère ou qui s’aperçoit ne pas être seul dans sa tête. Il se demandera ce que devient un individu pour qui c’est dramatique de n’être pas un autre. Est-ce que des mots nouveaux génèrent ce qui n’existait pas avant eux ? Qu’arrivait-il lorsque « le soleil refusait de se coucher » ? Comment et pourquoi choisir lorsqu’on dispose de 7 visages ?
À pousser les choses dans leur extrême, on aboutit à des paradoxes imparables. Un gourou dont la doctrine est d’une exigence très entière ne peut avoir qu’un seul disciple. Un personnage altruiste « né marqué au fer rouge par une condamnation » ne doit en aucun cas bénéficier de gratitude. Un autre ne quitte jamais sa table, un concitoyen ordinaire roule, lui, durant des mois. Même le sous-titre du livre laissera forcément perplexe : « Cent dix-sept romans fleuves ».
L’absurde est susceptible de déboucher sur de la métaphysique comme chez Kafka, Beckett ou Cortazar et posséder pouvoir de réflexion. Il peut aussi simplement nous guider vers un imaginaire fantaisiste et intrigant comme chez Sternberg, Devos, Dac ou les Monty Pithon, imaginaire qui fait douter de la logique rationnelle comme déjà jadis dans les fatrasies ou les limericks. Ainsi en va-t-il de certains objets dessinés dont le trompe-l’œil s’avère irréalisable concrètement. C’est le cas d’Escher, de Carelman, de Dali. En découle alors une délectation engendrée par les paradoxes ou les illusions d’un jeu d’esprit.
Chez Bucciarelli, c’est cette forme d’absurde qui l’emporte sur la première. Mais parfois, selon l’étiquette donnée, ses fables se lisent comme si elles comportaient une morale implicite. Elles donnent un reflet de nos sociétés, reflet inversé comme une image dans un miroir.
L’avantage de ce recueil est qu’il doit se lire par petites doses. Deux ou trois par jour suffisent. C’est en quelque sorte la logique du nonsense : chaque histoire courte doit disposer de temps assez long pour se frayer un chemin dans notre cerveau et y semer quelques grains de confusion.

(Voir sur Youtube : Making of Virgil Widrichs « Copy Shop »)
Michel Voiturier