Jean-Loup Seban, Désirs apollinaires, Bruxelles, Imprimerie Clerebaut, 2014. chez l’auteur, Avenue des Nerviens, 51 Bte 18 , B-1040 Bruxelles,
désirs apollinaires 

Voici un livre qu’il vous faut lire, en robe de chambre, assis sur votre lit, le dos bien garni de bons coussins douillets.  A portée de main quelques friandises pour le voyage.  Sous l’emprise des phrases nombrées et serties de diamants rares, pétillantes de goût, faisant frou-frou, vous vous laissez transporter au ravir.

« L’encens du Pinde parfumant les blandices de mes liturgies ; en matinée, je lisottais des odes, des historiettes et des contes en beuvottant un chocolat relevé de la fleur d’orange ; l’après-dînée, mon esprit partait en excursion en docte équipage aux Tuileries ou au Palais-Royal ; en soirée, je sacrifiais à Thalie, Melpomène ou Erato en cupidique escorte au théâtre de l’Odéon ou à l’Académie de musique. »

Cela n’est-il pas bien sublime ?

Vous êtes en voiture de poste ; le cocher fouette l’attelage qui par les chemins défoncés va au galop.  Dans votre coin, vous rêvassez en sommeillant, pour vous réveiller, fortrait, comme les chevaux, en La Haye, où François Hemsterhuis mourut en 1790, grand collectionneur d’antique, auteur de « Lettres » et de « Dialogues ».  Vous accompagnez dans ce périple, Macare, petit-maître, ami de l’abbé de Saint-Non, et dont on ne sait rien de la personne pour le physique.

Il n’est ni grand, ni petit, et pourtant peut paraître grand lorsqu’il relève sous la mandille sa bedaine ; il a les jambes étirées, émincées en des hauts-de-chausses, et porte souliers à talons.  Il a le visage rond et, sous des bésicles, les yeux candides et comme remplis d’espaces vastes.  Il parle d’une voix chaude, avec des sanglots d’enjouement, pèse ses mots, les tourne, retourne, comme on ferait de succulents fruits ; et, enfin, il les livre, la bouche en cœur, la lèvre humide.  C’est à bon droit qu’il se dit hédoniste ; euphuiste, mais aussi.

Il porte jeune autant que peut porter disciple des philosophes.  Il a fait tout exprès le voyage de Paris à La Haye pour y rencontrer, sur le conseil de Diderot, François Hemsterhuis, manière de célébrité anonyme, et bien digne d’intéresser un dilettante amateur d’âmes.

Sous le crâne fumant du jeune Macare ne s’agitent que des pensers qui vous transcendent.  La beauté nous est-elle extérieure ou est-elle une construction de l’esprit ?  Doit-on limiter les maux du monde ou ajouter à ses biens ?  Nos songes sont-ils des idées ou n’en sont-ils qu’une anamorphose ?  Le véritable amour est-il dans l’amitié ?  Le vrai nous est-il accessible ?  Qu’est-ce que le sublime ?  Et qu’est-ce que le bon goût ?…

Auprès du Socrate batave, ainsi que le peuple surnommait François Hemsterhuis, le jeune Macare connaît ce bonheur rare que procure en une âme sensible, la fréquentation des grands mortels, dont la  simplicité dans la gouverne tranche avec les raffinements de séductions de l’esprit.

Ce ne sera qu’à son retour à Paris que Macare analysera – mais avec quelle élégance déférente – les œuvres principales du maître : « L’art de la sculpture », « La Lettre sur le désir »,  « La Lettre sur l’homme » ; il se livre alors au plaisir de subsumer la pensée du grand mortel à la pensée dominante dans les œuvres les plus répandues en son temps, de Hutcheson, Du Bos, André, Batteux, Burke, Winckelmann, Mangs, etc.

La grande affaire est celle-ci : Qu’est-ce que le bon goût ? ([1]) Peut-être bien ce qui est indicible, en tout cas un « je-ne-sais-quoi » qui s’ajoute à une œuvre et fait qu’elle se distingue d’une autre tout en lui ressemblant.

On sait, en revanche, ce qu’il n’est pas : c’est ce qui court les rues.

« A peine, est-on sorti de chez soi que l’on est submergé par la populace des sans-goûts, cette « massa perditionis » qui engeance nos rues, se répand par-tout, s’insinue par-tout, même dans nos cafés et nos salons.  Il faut du caractère pour se préserver contre l’influence pernicieuse de cette masse barbare qui va laper sa bêtise à l’abreuvoir du fanatisme politique ou religieux »…

(…) « Quand je parlerais la langue des Muses, si je n’ai pas le Goût, je suis un airain qui dissone dans une sonate pour cordes ; quand j’aurais le démon de la philosophie, la clef des mystères et la savance des choses, quand j’aurais même le désir du Vrai, du Bon et du Beau, jusqu’à conduire le char d’Apollon, si je n’ai pas le Goût, je ne suis ni capable de connaître les agrémens de l’âme ni digne de les apprécier ».

En vérité, qu’est-ce qu’un grand écrivain ?  Ce n’est point seulement un auteur qui touche au grand public – environ, il paraît, deux cent mille personnes ; mais un écrivain dont la haute idée qu’il se fait de la littérature témoigne de l’exigeante conscience de soi.

C’est la pensée qui nous est venue en lisant cet admirable livre, (jusqu’en sa manufacture même), de Jean-Loup SEBAN, la modestie de celui-ci dût-elle s’en enchifrener.

 

 

Marcel DETIÈGE

 

 

 

[1]La littérature, disait Jacques Chardonne » est une affaire de goût ; or personne n’a de goût » (Correspondance Chardonne-Morand.  Ed. Gallimard)