Carino Bucciarelli,Le Symbole de l’infini , roman, éd. M.E.O., 2024, 144 p., 17 €

Réalisme magique. Carino Bucciarelli emploie volontiers cette alliance de mots assez significative par l’opposition de leur sens. Figure de style au nom grec, que je viens tout juste d’oublier, mais que l’on pourrait remplacer avantageusement par un autre mot grec : boustrophedon, désignant, en termes d’écriture, le même changement de cap que le bœuf imprime à sa charrue et au sillon, une fois atteint le bout du champ. Dans certains manuscrits, le scribe procède de même, et cela a quelque chose d’une danse, une ligne partant de la gauche vers la droite, et la suivante de la droite vers la gauche.
Bien sûr, le laboureur avec son bœuf ne peut repartir d’où il est venu, à moins de lever le soc et de refaire le même chemin à l’envers, ce qui lui ferait perdre beaucoup de temps. Le scribe, lui, il peut : il n’a qu’à lever la plume qui est, elle, un instrument de légèreté. Bien sûr, aussi, si vous cherchez sur le net quelques exemples de réalisme magique, on vous citera côte à côte Marcel Aymé et William Faulkner. Il y a de la marge, Une très grande marge, même. Et puis, on a encore oublié Kafka. Et la définition est un peu vague… « vision du réel renouvelée et élargie par la prise en considération de la part d’étrangeté… »
Mais ici, foin d’arguties, c’est de Carino Bucciarelli qu’il s’agit. Il n’en est pas à son coup d’essai, et nous sommes depuis beau temps habitués à ce qu’il nous mène en bateau, de long en large et de bas en haut, d’un bout à l’autre de ses romans. Mais que reste-t-il donc ici de réel, de tangible ? Faut-il chercher un sens à ce roman ? Ou bien s’agit-il seulement d’un long rêve ?
Des éléments réels, concrets ? Il en est à foison. Un homme, monsieur Louvier, sort de prison, après une longue captivité. Suite à quel délit ? Nous ne le saurons que bien plus tard. Il est convoqué chez la psychologue. Jusque là, tout va bien. Beaucoup de films commencent de la sorte. « On me libère aujourd’hui, mon nom a été cité dans le haut-parleur. La voix à l’horrible diction a résonné sourdement dans les couloirs de la maison d’arrêt, et tous, comme moi, ont reconnu les syllabes mâchouillées ».
Et puis, subtilement, la situation va se dégrader.
Nous apprendrons, bien plus tard, que tous, c‘est personne. Mais persona, en latin, c’est quelqu’un, du moins au théâtre. Et la psy, d’habitude, elle ne dit rien. Juste un mot, de temps en temps, Le plus souvent sibyllin, légèrement caustique. Gardant les distances. Ici, la situation est inversée. C’est elle qui parle sans arrêt, se justifie. Oui, mais elle, c’est sa femme. Nous l’apprendrons plus tard. Bon, excusez- moi, voilà que je vous dévoile tout, depuis le début. Il n’y a plus de suspense. Mais si, mais si. Rien n’est dit encore. Tout va se complexifier, les personnages se dédoubler, se perdre et se retrouver. Et l’atmosphère ainsi créée est bien celle d’un quotidien mystérieux, étrange. Comme si la voiture (car il y aura une voiture) culbutait soudain dans une crevasse béante, que rien n’annonçait. Et voilà le paysan, ses bœufs et la charrue cul par-dessus tête au fin fond de l’abîme. Mais le laboureur est patient, têtu, il va refaire surface, se muer en tisserand et recoudre patiemment la trame déchirée. Il n’en restera qu’une mince fissure, même si les jumeaux, celui de la main gauche et celui de la main droite, ont disparu dans l’aventure.
« Bon, me direz- vous, toi, tu es comme Zazie dans le métro, tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire ». Excusez- moi du peu, je fais ce que je peux. D’ailleurs, je vais lui laisser la parole, vous vous débrouillerez avec lui. C’est à la page 139 :
« – Il va falloir se décider, me dit finalement ma femme.
Celle-ci ! dis-je en indiquant une porte.
Pourquoi celle-là ?
Tu en veux une autre ?
Non, celle-là est bien, me dit-elle avec un sourire d’excitation. Vas-y, frappe ! »
Je lève la main fébrilement. Une joie incompréhensible provoque notre fou rire. Je n’arrive pas à frapper.
Tu étais si beau avec tes cicatrices ! me dit la conductrice.
Elle m’enlace et nous échangeons un long baiser, bouche contre bouche. Nous nous regardons, puis nous nous embrassons encore.
Le temps n’existe plus. »

Si non è vero, è bene trovato.
Ouf ! Enfin un roman qui finit bien. Comme dans les vieux films américains. Et l’auteur pousse même la gentillesse jusqu’à vous indiquer, en fin de volume, quelques titres de livres qu’il a vu passer dans cette bibliothèque de prison. La nuit, bien sûr.
« Et le paysan ? », me direz- vous. « Et ses bœufs ?» Cela fait belle lurette qu’ils sont rentrés chez eux, et qu’ils dorment à poings fermés.

Joseph Bodson