Emile Gilliard, A ipe, Cheuyants côps d’ouy d’Apocalipe / A la limite, Sombres perspectives d’Apocalypse., poèmes, Micromania, 135 p.

Il s’agit en fait de la réédition de textes publiés en 1992 sous le titre A Ipe, / Limite en édition artisanale de faible diffusion.

Dès les premières lignes de sa préface, l’auteur donne le ton: Ce qui, il y a trente ans, n’était que limite d’une civilisation en déclin, s’avère maintenant problème de survie de notre planète.

L’avenir de l’homme est compromis.

Et, plus loin: L’homme lui-même a perdu tout repère

Il végète sans but, sans idéal précis. Il n’est plus une personne, il n’est qu’une machine productive, polyvalente.

Dans la préface de la première édition, Jean-Marie Pierret disait déjà: Il ne reste au poète qu’à clamer sa révolte et son désespoir dans une vie où il paraît impossible de parler d’espoir, dans un monde sans lumière où toute  tentative est avortée.

Cela n’empêche toutefois que, selon moi, ces poèmes constituent  dans l’oeuvre d’Emile Gilliard une sorte de sanctuaire, un véritable foyer d’ardeur et de ferveur au sein même du désespoir le plus grand, à la mesure même de la foi et de l’espérance que l’auteur avait mises en la communauté humaine. Dans d’autres recueils on trouvait bien, çà et là, des traces de désillusion, de regret d’un monde paysan où la fraternité n’était pas un vain mot, mais où il restait place pour l’espoir d’un retour à cette fraternité même, à cette religion vraie  bâtie dur le sens de la communauté, qui seule pouvait rendre  vivable cette vie qui est la nôtre.

Ici, c’est le sens même de la vie qui est perverti, son noyau ardent qui semble éteint, si bien qu’il ne reste au poète que l’invective et le regret le plus lancinant. Il rejoint ainsi, tantdpar le fond que par la forme, quelques-uns des passages les plus graves de l’Ancien Testament, comme le Livre de Job, et bien des notations de désespoir qui affleurent dans les Psaumes. Il rejoint aussi les élans, les tristesses les plus profondes, le désespoir des mystiques, sainte Catherine de Foligno, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse. Que le point de départ de cette mystique désespérée soit ancré dans ce qu’il y a de plus matériel en notre condition ne change rien à l’affaire, les grands thèmes de l’écologie touchent de près  aux bases même de la pensée religieuse.. Et je ne connais guère d’oeuvres contemporaines où le désespoir soit poussé à sa plus profonde extrémité. Ecoutez-le plutôt, dès le premier texte, Sukl soû (Poème liminaire)

A ipe/ k’i dd’jén’ / k’il estén’ / à ipe / èt di sclémbwagne, / on pîd sul dagne / èt l’ôte / ôte pau, / va-z-è vôy ouce. // Ként’fîye à tch’vau / su one sitwale / ki clousse . A ipe / èt vicoter tot l’ minme / avou dès cwè / avou dès k’èst-ce.

En porte-à-faux qu’ils se disaient, de travers /  un pied en terre et l’autre en un ailleurs inconnu. // Chevauchaient-ils une étoile? Un astre en perdition? / En déséquilibre, dans une vie confinée, au point d’intersection.

Un peu plus loin, le sens même et la beauté perdue de la vie humaine (p.26): Rauyî / lès tchinis’ / k’ont stopé / l’êwî // èt r’vôy / couru l’eûwe / pus clére / qui vosse chî // aus-êreûs / d’on djoû / è covis’.

Extirper les détritus qui bouchaient l’évier. / Revoir l’eau couler plus claire / que l’acier du soc de la charrue / aux aurores d’un jour à éclore.

On a envie de tout citer. Mais notons au passage deux ou trois choses d’importance: la traduction en français est de l’auteur lui-même. Un vocabulaire moins concret, des phrases plus élaborées. Et surtout dans le texte wallon, ce vif-argent du verbe, des mots concrets, qui viennent se heurter, se juxtaposer. Tout est dans leur choc, dans leur rencontre. De même, l’emploi fréquent du pronom personnel, au trois personnes, qui est une façon d’interpeller le lecteur, de le rendre plus proche, de le harponner presque. Brièveté, clarté du verbe, avec çà et là, tout de même, comme une embellie au milieu d’une tempête, une étoile dans l’obscur de la nuit. Les anciens prophètes n’avaient pas plus de véhémence, lorsqu’ils haranguaient leur peuple. Rien n’est jamais acquis à l’homme, disait Aragon. Mais rien non plus n’est à jamais perdu..

Et c’est ainsi que vers la fin du recueil une aube nouvelle semble se lever. Ainsi, dans le tout dernier poème:

Achî su l’ chame/ po nos rèlîre / k’i dd’jén’/ ki V’ sèrîz. / Achî sul chame / èt nos ratinde à toû / è vosse maujone. / Estô d’on meur sins d’bout / k’on s’pèkeréve conte. / èt -z-aroker on côp po totes / è li spècheû, nos-ôtes, / kén’ fîye ki c’èst vorer / èl cwéye êreû d’on novia djoû / k’on f’rè. Rauyî sins lauke è plin solia / avou vosse mwin su nosse sipale.// mins, dijoz’- l’ / k’i-gn-a co tant dès rôyes à rabate è nosse  djè / divant d’è rèche…/ n’èst nén rèki k’on tèrbale.

Vous siégeriez pour nous départir qu’ils disaient, nous attendant chez Vous, l’un après l’autre. / Au lieu de buter contre un mur, dans une définitive et sombre immobilité, c’est à une frémissante descente dans la délicate atmosphère d’un jour nouveau que nous sommes sans doute conviés. Projets sans fin ensoleillés, avec votre encouragement. / Mais avouez que notre partie est loin s’être jouée et qu’il n’est pas question de lambiner.

Oui, vraiment, un maître livre. Et qui plaide tout de même, malgré les apparences, pour une certaine espérance.

 

Joseph Bodson