Francesco Pittau, Epissures, Amay, Arbre à Paroles, 2020, 260 p., 17 €.

Pêle-mêle d’une perception de l’existence et du monde par un homme lucide

Explorer les « Épissures » de Pittau, c’est entrer dans l’intimité d’une vie, partager les perceptions d’un homme au quotidien le plus banalement trivial mais aussi sa vision d’une société inégale et inégalitaire. Entre émerveillement et dérision, l’auteur égrène de brefs moments pour en tirer une perception lucide, amusée, caustique, sensible.
Sans chercher à produire à chaque vers une formulation littéraire, il décrit une circonstance, un lieu, une situation, un individu, un couple ou un groupe en une sorte de photo souvent instantanée ou une espèce de mini-vidéo clip bref. La concision lui permet de s’attacher à l’essentiel. La simplicité familière du langage suscite une compréhension directe. Chaque lecteur y retrouve quelque chose de lui-même.
Puis soudain, au cœur de cette immédiateté complice se glisse un écart qui bascule vers l’insolite, l’inattendu, le suggestif, l’ouverture vers le singulier, l’éclairage révélateur. Ce qui fait que l’ordinaire se charge d’extraordinaire, de surprise, de clairvoyance. D’autant que le choix de la sobriété, le refus d’en trop dire et de diluer, amène, comme dans les haïkus les plus aboutis, chaque lecteur à y annexer l’empreinte analogique de son vécu personnel au point que souvent on a l’impression de feuilleter un album photographique familier.
Pittau donne à voir, sans négliger aucun des quatre autres sens. Au cœur de la monotonie quotidienne perçue à travers des détails, car rien n’est négligeable, il glisse des écarts qui rendent les mots éloquents, qui confirment qu’il s’agit bien de poésie. C’est « un peu de nuit est resté aux commissures / de mes lèvres ». C’est « l’éblouissement du petit matin qui se dresse/ sur ses jambes grêles » ou bien voici que « la rue s’époumone à grimper vers la lumière ». Il arrive que « le froid crispe même les murs » ou que ce soit « juste l’heure d‘exister à courtes lampées ». Parfois, « la poussière/ construit des galaxies dans le rayon de soleil » ou « des jours pétris de nuages ».
Il se peut que l’on soit « les narines ravies par la chatoyante odeur / de la pisse des chats » dans une ville « qui draine toutes les rumeurs du monde ». Le quelconque intrigue, comme « cette énigme absolue de la vitre / qui sent la mer », comme celles « frappées de plein fouet par le soleil couchant » durant, peut-être, une attente en « épluchant les heures comme une orange ». Là, il y a des « rideaux couleur d’alouette » et un « un soleil couleur de thé ».
Le journalier se dévoile derrière des énumérations, des inventaires. Chaque poème se déroule. Et souvent se clôt par un vers décalé qui ouvre vers une réflexion, une remarque surprenante apportant un angle de perception qui charge de sens ou change le sens de ce qui précède. Alors, le futile, le négligeable, l’anodin s’incarnent dans une ligne de vie.
On regrettera l’un ou l’autre écrit plus axé vers un jeu littéraire parfois léger. Mais surtout que l’auteur ait cédé à la tentation d’insérer dans cet ensemble quelques autres textes de factures différentes, certes non dénués d’intérêt, mais qui auraient pu trouver meilleure place dans un autre recueil dont ils perturbent quelque peu l’unité. Ils ne gâchent néanmoins pas le chaleureux partage d’humanité, de sensibilité qui nourrit ces « Épissures » ralliant les moments de réalité de chaque existence.
Michel Voiturier (28.09.2021)