Gérard Adam – Stille nacht – Éditions M.E.O. – 174 pages – 16 €

L’emploi du « je » dans un roman est toujours un dilemme pour le lecteur, qui se demande dans quelle mesure l’auteur est le personnage qu’il campe. D’après la dédicace, il s’agit dans ce roman d’un « mélange d’anecdotes et d’atmosphère de l’enfance et de l’adolescence, revisité par la fiction ». Supposons les anecdotes vécues, retrouvons l’atmosphère des années passées, qui éveillera chez certains des souvenirs personnels, et portons notre attention sur les réflexions et les considérations qui sont à l’évidence celles de l’auteur, dont le héros est le porte-parole.

Le personnage mis en scène est d’origine yougoslave et le milieu dans lequel il gravite est un milieu d’immigrés d’origines diverses ayant trouvé du travail dans les charbonnages ou l’industrie belge en manque de main d’oeuvre. Yvan Jankovik est né apatride et sans connaissance précise de ses racines et du passé de ses parents. On n’en parlait pas. Le père avait certainement eu un passé « actif » en Yougoslavie car il ne pouvait plus y mettre les pieds sans se faire arrêter… Pourtant, c’était un brave homme et Gérard Adam pointe ici les effets des religions, des nationalismes, des groupes et des communautés sur la liberté de pensée et d’action des individus.
Au seuil de la septantaine, à l’occasion d’une fête de Noël, Yvan se penche sur sa vie, sur celle des gens qu’il a pu côtoyer, sur le sens de la vie en général, sur la difficulté d’être étranger, d’être vieux, d’être veuf, d’être malade… Sa maman, atteinte d’Alzheimer, semble heureuse aux Bruyères – et l’auteur en profite pour faire l’éloge des maisons de retraite, qui sont cependant loin d’être toutes aussi idylliques que celle évoquée ici. Son père est décédé de silicose comme beaucoup d’autres mineurs. Ses enfants se sont envolés vers leur propre vie.
Cette nuit de Noël solitaire fait remonter en lui une foule de souvenirs, qui viennent se mêler à son présent avec sa morne tranquillité, ses petits soucis de santé, ses vagues pulsions érotiques, ses regrets pour tout ce qu’il n’a pas connu, bridé par les interdits d’une religion dont il s’était cependant libéré, limité par sa condition d’immigré fils d’ouvrier. Les difficultés d’intégration et d’adaptation des migrants de tous lieux et de toutes époques sont évoquées, et l’oubli, volontaire ou obligé, de leur passé, qu’il soit idéalisé, douloureux ou honteux. Il n’est pas mécontent de sa vie, Yvan, des trente-sept ans de fidélité à sa femme Josepha, décédée voilà dix ans, de sa carrière dans une petite agence de banque de province. Mais il a l’impression d’avoir manqué quelque chose, il se sent frustré, exclu, médiocre. Sa nostalgie se teinte d’un peu d’amertume, il a la sensation de s’être exclu lui-même en fait, par idéalisme romantique, par timidité, par respect des limites et des principes imposés par d’autres. Et de se poser la question : qu’est-ce qui amène un individu à accomplir tour à tour des gestes d’amour et des atrocités ? Les événements, les situations ou les décideurs politiques, militaires, religieux ou autres, qui décident pour nous ? Et les chemins de vie qui se croisent sont-ils dus au seul hasard ? Qu’en est-il de ces fameuses racines, qui nous font être de quelque part et nous séparent de ceux qui ne sont pas de ce même quelque part ? Sont-elles vraiment si importantes ? Peut-être ce passé n’est-il pas aussi essentiel qu’on se plaît à le croire. Il est au moins aussi important de vivre le présent, de s’adapter au milieu et aux personnes présentes, de créer avec elles de nouveaux liens en vue d’un avenir commun.

Une conclusion lumineuse est donnée en fin de livre, lors d’un repas de Noël imprévu, où les convives prennent conscience de la part de hasard qui a présidé à leur destinée, depuis la rencontre de leurs parents dans des conditions parfois difficiles ou improbables jusqu’à l’intervention d’éléments extérieurs tels que guerres ou expatriations pour raisons économiques. Notre héros trouve là, par hasard ou par un clin d’œil du destin, une compagnie joyeuse et sereine, où s’affirme le fait que les appartenances à des groupes, quels qu’ils soient, est finalement un peu aléatoire et ne devrait pas apporter de divisions, de comparaisons, de rivalités et de conflits. En se parlant en toute quiétude autour d’une table ou d’un feu de bois, les convives se rendent compte qu’ils ne sont pas aussi éloignés qu’il y paraissait et Léocadie, la Rwando-alsacienne adoptée par des Flamands de Furnes, entonne un Stille Nacht en quatre langues, comme un message de paix aux hommes de bonne volonté.

Isabelle Fable