Jacques Richard, Le Carré des Allemands Journal d’un autre, roman, Éditions de la Différence, Paris, 2016

Ce roman, court mais dense, n’est pas à proprement parler un roman, puisqu’il ne comporte pas d’intrigue. Certes, il y a bien un début et une fin, mais cette fin – la visite du narrateur sur la sépulture de son père (une fosse commune, tout un symbole) – ne résout en rien les angoissantes questions posées dès le début : Pourquoi lui ? Et à travers lui, moi, le fils, ne suis-je pas comptable de ses actes ? Lui, c’est le père, engagé volontaire – l’est-on vraiment ? – dans la Waffen-SS, avec toute l’horreur que cette situation implique.

Entre les deux, une suite de tableaux, de fragments de vie où le narrateur traîne son mal-être face à la faute du père dont paradoxalement il assume la responsabilité. Car il s’identifie à lui dans ce récit discontinu où rêves, fantasmes et réalité se confondent. Au final, n’est-ce pas l’humanité tout entière qui se livre au jeu de la cruauté, dont la barbarie nazie ne serait qu’un épiphénomène ? Et les victimes ne deviennent-elles pas bourreaux à leur tour ? Quelle conscience avons-nous de la frontière entre le bien et le mal ?

Dans L’Étranger de Camus, Meursault ignore pourquoi il a tué un Arabe sur une plage d’Algérie. Son geste n’a pas de sens, car la vie n’en a pas. Dans le récit de Jacques Richard, le narrateur prend en affection un chat. Un jour, ce chat lui apporte un oiseau à demi-mort. Lorsque l’oiseau remue, le chat pose la patte sur lui, comme pour le calmer. Il le regarde avec patience. Il attend sa mort sans animosité. Le chat agit par instinct et non par conscience. Ne sommes-nous pas tous des chats ?

L’obsession de son père criminel rejaillit donc sur le fils au point de brouiller son discernement et de le priver de liberté. Dans sa cuisine-cave – une sorte de prison – il assiste impuissant à l’écoulement absurde de la vie et au spectacle de la mort, qui en est le corollaire indubitable.

La composition du récit est à l’image du contenu. Sous-titré Journal d’un autre, l’ouvrage, divisé en cinq carnets, forme un puzzle. Le lecteur est amené peu à peu à reconstituer la trame de cette double vie – fils et père – éclatée. On ne voit pas toujours qui parle ; sans doute cette confusion est-elle voulue par l’auteur. C’est une succession de tableaux qui font penser à Jérôme Bosch ou à Salvador Dali. L’effet est saisissant, bien qu’il n’y ait pas de recherches stylistiques : phrases courtes, sans fioritures. Des réflexions aussi, des propos assénés comme des vérités évidentes par elles-mêmes. Et enfin, comme une espèce de credo de l’incroyant, un poème sur la mort : Recouvrez-moi de noir. Redonnez-moi la nuit. (deux derniers vers, page 105)

Jacques Richard signe là une œuvre forte, dérangeante, insupportable même, qui nous renvoie à nous-mêmes, à nos contradictions, à nos peurs, à notre néant.

Jacques Goyens