Jean-Pierre Vander Straeten, Une aventure journalistique, 4 Millions 4 (1974-1981)

Jean-Pierre Vander Straeten poursuit avec ce livre le récit de sa vie, déjà entamé précédemment avec celui de son enfance et de ses origines (Chronique d’un étudant à Louvain, au temps du Walen buiten, 1966-1970). Mais ici, deux événements marquants vont occuper la première place: la fondation de l’hebdomadaire 4 millions 4, et la rencontre avec Annemarie Trekker.

Tout commence par un rendez-vous avec Léon-Henri Dupriez, un monument de la pensée économique européenne (p.17), à l’Institut de recherches économiques et sociales. Rencontre qui le marque, le vieux lion Léon a le charme d’une génération qui sait et dispense son savoir sans le conditionner à l’exercice du pouvoir. Grâce à lui, Jean-Pierre va relever d’un « budget de fonctionnement » du redoutable Institut de recherches économiques et sociales Pourquoi « redoutable »? Les diagnostics hebdomadaires de l’IRES et ses analyses sont attendus non sans fébriiité tant dans le milieu patronal que dans les sphères politiques. Excellente formation, car il sera chargé en partie de la préparation d’un ouvrage compilant les contributions publiées par le professeur, en vue de son éméritat. J’apprends à me passionner par la lecture critique des sources, une tâche qui mêle les approches économiques et historiques.. Il en viendra par la suite à participer à la rédaction d’un hebdomadaire lié à la démocratie chrétienne, Rénovation.Son premier article sera sur Picasso, et ce sera l’occasion de prendre contact avec l’imprimerie Havaux à Nivelles. Et puis, grâce à Luc Bernard, il trouvera un emploi à la toute nouvelle Agglomération de Bruxelles, auprès de l’échevin des transports publics, Lucien Outers. L’homme, devant moi, m’impressionne. ÉElégant dans son costume trois pièces, la chevelure grisonnante, ce qui me frappe chez lui d’abord ce sont les rouflaquettes qui descendent sur les joues, signes d’une personnalité originale. Et puis cette voix, marquée d’un timbre très à la française, pour mieux ponctuer les mots dans la langue de Voltaire. Le premier dossier traité par Jean-Pierre: la suite économique à donner à l’extension des abattoirs d’Anderlecht. Ce sera ensuite la STIB (qui ne porte pas encore ce nom), et la supervision de l’avancée du premier réseau de métro. Et, en ce service, la rencontre capitale avec l’une des deux secrétaires, Annemarie Trekker. Une rencontre où le sentiment aura vite sa place, et qui conditionnera le reste de sa vie. Ce sera rue des Éperonniers, à l’Ile Saint Louis, un minuscule théâtre accompagné d’une taverne.

Ils ont tôt fait de s’apercevoir qu’ils ont pas mal de goûts et d’idéaux en commun, si bien que lorsque Rénovations se sabordera et que naîtra 4 Millions 4, ils participeront à la belle aventure: la défense et la promotion de l’identité de leur communauté, , une tendresse naturelle pour le faible, l’Europe de ses nations et des régions et peuples qui les composent.(p.43) Et c’est Marcel Thiry qui apportera l’article de fond de ce premier numéro. Lucien Outers, qui a été le patron d’Eurocontrol (Organisation européenne pour la sécurité de la navigation européenne) confiera à Jean-Pierre un article sur le remplacement des vieux F 104 G. En conclusion de cette époque décisive pour son avenir, il écrit: La question est simple en théorie: comment vois-je mon avenir? La réponse l’est tout autant. Si je veux devenir moi-même, je dois faire un choix, affirmer ma liberté: quitter un couple dans lequel je ne me reconnais plus et vivre  avec Annemarie, d’une part; m’affirmer par l’écriture au sein du nouvel hebdomadaire 4 Millions 4 à côté de mes exercices d’économiste d’autre part. Voilà, les dés sont jetés, et malgré son éducation plutôt traditionaliste, il va se lancer dans cette grande aventure. 

Dans le premier numéro, cinq pages sur seize sont consacrées à la culture. Au fil du temps, et de l’importance prise par la revue,cela entraînera la mise en place de deux rédactions parallèles. Jean-Pierre et Annemarie s’y spécialiseront. Pour l’instant, lui continue à traiter des problèmes de l’aviation, et se spécialise aussi dans la rédaction des échos. Annemarie assume la préparation et la publication de la revue, ce qui n’est pas une mince affaire. Elle finira par prendre Jean-Pierre comme assistant. Celui-ci nous dresse un tableau très minutieux et très vivant de la salle de rédaction et d’impression à Nivelles. En 1975, ce sera la reconnaissance de la Communauté française, et l’adoption du drapeau ainsi que du coq.. Et bien des dates vont venir jalonner de belles avancées, ainsi que des épreuves parfois pénibles:: publication de la série La Wallonie, le Pays et les Hommes, sous l’a direction d’Hervé Hasquin; Lucien Outers, président du Conseil culturel; création des dossiers régionaux; problèmes liés à la main d’oeuvre immigrée; le 5 mai 1976, inauguration de la Maison de la Francité; Naître ensemble, d’Annemarie, à la LIgue des Familles; Elections communales d’octobre 1976, après la fusion des communes; 1977, l’année du Pacte d’Egmont; la crise économique et politique. Déclin du Rassemblement wallon aux élections d’avril 1977. Le tout, heureusement entrecoupé par les vacances familiales – au fil des années, trois enfants du couple  viendront prendre place aux côtés de la fille de Jean-Pierre. Toujours en 1977, le décès de Marcel Thiry. Nouvelle vague politique: Georges Clerfayt, Jean-Maurice Dehousse. Echec final du pacte d’Egmont. Opposition entre droit du sol et droit des gens. La revue commence à s’intéresser davantage à la politique internationale, surtout française et canadienne.. Un entretien avec Guy Spitaels…

Je cite en vrac, mais, sous ces évènements, que d’espérances, de craintes, de soucis pour l’avenir.En 1979, ce seront les dossiers d’anthologie,  consacrés à des écrivains belges francophones. Le couple va désormais s’orienter surtout dans cette direction, tandis que Lucien Outers et le FDF sont de plus en plus les cibles de la presse flamande, surtout de Manu Ruys. C’est ainsi que le couple va se retirer de la rédaction politique Et Jean-Pierre d’écrire, p.154:Le réseau fonctionne bien, des propositions spontanées de dossiers, parfois signés par de grands noms, garantissent la  pérennité de ce qui au départ faisait figure de défi. La presse est d’ailleurs en crise: disparition de la Relève, une enquête près des lecteurs de 4 Millions 4 révèle qu »ils comportent peu de jeunes et peu de femmes..La jonction entre politique et culture n’est pas si évidente.La lecture, en général, est en perte de vitesse.La littérature belge ne représente que 11 ´% des livres édités. De plus, une bonne part de la population se désintéresse de la politique. Ce sera la fin de la belle aventure…

Des conclusions à en tirer? Certainement pas celles d’un combat d’arrière-garde, car les problèmes actuels restent, sous d’autres formes et d’autres slogans, ceux qui divisaient hier nos concitoyens. Il est certain que les problèmes écologiques prennent une place de plus en plus prépondérante, de même que ceux liés au genre. Mais les prises de position fondamentales sont toujours fonction, qu’on le veuille ou non, de choix culturels. Dis-moi ce que tu lis, et je te dirai ce que tu penses. Les prises de position pures et dures ne sont bien souvent que le reflet d’une grande peur. L’attachement au passé n’est pas un mal en soi, et les familles unicellulaires ne sont pas non plus nécessairement une solution-miracle. Une société où les enfants n’ont pas leur place est une folie; mais est-ce pour autant que l’on doive regrouper les personnes âgées dans des mouroirs?

Annemarie et Jean-Pierre nous offrent l’image d’un couple uni, qui a traversé beaucoup d’épreuves difficiles, et qui a réussi à les surmonter, en gardant leur attention et leurs soins à tout ce qui se passait autour d’eux. Qu’ils en soient ici remerciés.. Celui qui veut aller loin commence par regarder derrière lui, dit un proverbe africain. Ce livre est un excellent exercice de cette pratique, pour les générations qui viennent.

Joseph Bodson