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 Racine, 2012, 24,95 euros.

Une biographie ? Plus que ça, une entrée dans le vécu, un « être avec », comme un vécu quasi-journalier avec Jeanne Gérard et son mari Adémar (sans h, son père et son parrain étant fin saouls en déclarant sa naissance)-Adolphe Martens, autrement dit, Michel de Ghelderode. Michel au verbe haut, racontant dans le grenier-bar de son ami Paul Neuhuys, dans la périphérie d’Anvers « qu’il descend d’un allumeur de bûcher du Moyen Age, qu’il est hanté par la peur de la mort et que son œuvre est axée sur cette pierre bleue, cette trouille verte, cette magie rouge… » (p. 121). Michel de Ghelderode, qu’on associe facilement à ces toiles qui l’ont halluciné, le Saint Louis du Greco, le nain Sebastian de Morra de Velasquez, Michel, de la Flandre Renaissance, Michel, des marionnettes, de Charles-Quint.

Curieux personnage, mais combien attachant. Angoissé, blessé par son enfance, contemplatif « aux yeux nourris d’arbres de son jardin, du ciel et des ruelles du vieux Bruxelles, de l’écume des jours ostendais » (p.106), amoureux d’une Flandre qui lui est mythe, songe, évasion, « écartelé entre le désir d’être aimé, compris, et l’orgueil de rester seul et incompris » (p. 113), « toujours écartelé à cloche-pied dans les relations humaines » (p. 87), finissant par se brouiller avec ses meilleurs amis, cet homme, qui, hors la Belgique, se trouvant à Paris où, pourtant, son œuvre triomphe, semble y vivre « d’exil comme en un long dimanche »[1], avant de regagner Bruxelles ou Ostende. Oui, curieux cet homme , présentant dans les années trente l’image d’un homme rond, replet, un fervent buveur de bourgogne et de bière, un bon vivant en somme, pour le retrouver au seuil des années quarante, dépressif, les nerfs détraqués, des nerfs de chat, adepte de morphine, asthmatique, collectionnant, à la fin de ses jours, les images « pieuses », ces photos de nus qu’ « il…réclame sans cesse , friand de ces chairs impudiques qui l’invitent au voyage mental impudique » (p. 192). Une photo de dandy alerte en 1924, un visage émacié en 1953, qui n’est pas sans évoquer celui de Louis-Ferdinand CELINE , avec qui il partage « un dérapage antisémite impardonnable…. Un racisme simpliste, dont on trace dans certains passages d’Escurial, dePantagleize ou de Barabbas… » (p. 170). Homme à femmes, Michel ? Non, ce n’était pas Simenon. Son rapport avec les femmes semble se limiter au genre épistolaire. On ne peut, dans ce contexte, oublier la figure de Madeleine Gevers, rencontrée à l’automne 1917, la petite Madeleine, la tendre, l’amoureuse discrète, l’amie de cœur, vite perdue. Michel ne la retrouvera qu’ en 1956. Madeleine : « Vous souvenez-vous encore un peu de moi ? ». Michel : « Comment aurais-je pu vous oublier ? C’était m’oublier moi-même » (p.196). Emouvant personnage que celui de Madeleine[2], tout comme celui de l’énigmatique Suzanne de Giey, ou celui de cette américaine Renée-Claire Fox, alors que Michel « bouffait » indistinctement du communiste, du Juif et de l’Américain. Madeleine, Suzanne, Renée-Claire, figures de la fin.

Mais, Jeanne ? Elle fut l’épouse. Oui, voici que vient une autre femme, et celle là, pour la vie. Jeanne, « complexe alliage de femme de tête et de fillette joueuse » (p. 92). Jeanne, rencontrée en 1922 chez le libraire Lebègue, n°36 de la Rue Neuve (ne cherchez pas, la librairie n’existe plus, dommage…), épousée en 1924, rendant à Michel une part de ciel, Jeanne, jusqu’à la mort de Michel en 1962. Jeanne, de la jeune fille, dactylo, Mademoiselle « Remington » à la femme épaissie, goitreuse. Quelle épouse fut-elle ? On se prend à rêver à elle, à son sens de l’humour, partageant les années de guerre et autres années de misère ainsi que la reconnaissance de l’œuvre de Michel, à Paris et à Bruxelles, amante, mère et sœur, « cette femme qui restera sans enfant, lui permett(ant) d’accoucher de son génie » (p. 64). Elle lui fut tout, l’aimant au-delà du temps, veillant à sa survie littéraire, Jeanne « qui, à la mort de son mari, a brûlé toute trace d’érotisme de ses écrits » (p.91). On laisse au lecteur le soin, le plaisir de découvrir le très beau dernier chapitre où la parole y est laissée à Jeanne : « J’ai tant pleuré… ».

Ainsi donc paraissent Jeanne et Michel dans le livre de Josyane VANDY , compte tenu de ce que la présente recension, se pliant aux règles du genre, ne peut rendre toutes les facettes et nuances de ce qui est écrit. Par ailleurs, c’est un des mérites de l’auteur de nous restituer autour des principaux intéressés toute la Belgique artistique et littéraire de l’époque. On ne citera pas ici les artistes que l’histoire a retenus. Ceux qui sont tombés dans l’oubli, dans un clair-obscur, ceux dont le nom se borne à évoquer « quelque chose », ne sont-ils pas les plus intéressants dans la mesure où, l’auteur de cette biographie, les citant, nous invite à la découverte, au voyage ? On pense au poète René BAERT, au graveur Albert DAENENS, aux peintres Florimond BRUNEAU, Rachel BAES…..

Au terme de cette critique, il me faut vous dire merci, Josyane VANDY. Certes, nous n’avons pas beaucoup parlé de l’œuvre de Michel .Mais ce n’était pas votre propos. Vous vouliez nous entretenir de la guerrière, de cette « Jeanne qui souffre, Jeanne si lasse, Jeanne compagne de toutes ses peines et de sa pauvre gloire, Jeanne merveilleusement secourable, Jeanne de l’espèce des saintes, Jeanne infirmière et secrétaire à la fois, Jeanne heureuse du bien qu’on lui veut, Jeanne le cher et unique témoin de toutes ses pensées et de ses écritures » (p. 202). Vous vouliez nous dire l’archange, « un archange à la statue dédorée » (p. 208), un drôle de « zig », un archange se mouvant « dans un ciel de fesses, de ventres et de nichons » (p.192), un homme en somme, mais qui, justement parce qu’il a à la fois assumé et transcendé son humanité, par ce qu’il nous a donné à lire, à entendre, à voir a retrouvé ses ailes dorée, s’est fondu avec sa guerrière et nous apparaît radieux là-bas, quelque part au dessus de nous, au dessus de ce plat pays chanté par Maeterlinck, Verhaeren et Brel. Oui, tout cela, sans doute, le vouliez-vous. Et vous avez atteint votre objectif, accomplissant cette double biographie au cours de laquelle se déploie votre art de mettre en relief les personnages, sur une toile de fond vivante et colorée, qu’il s’agisse des rues de Bruxelles ou du bureau bric-à-brac de l’écrivain.

Ghelderode ? Non, après vous avoir lue, Josyane VANDY, je ne peux plus dire que « Michel ».

 Michel Westrade

[1] Guy GOFFETTE, « D’exil comme en un long dimanche, Max ELSKAMP », Renaissance du Livre, 2002.

[2] Colette NYS-MASURE me confiait récemment avoir connu Madeleine dans la petite librairie qu’elle tenait rue Gallait, à Tournai, et se souvenir de la sortie de son petit livre de haïkus (« Encadrés ») chez Unimuse : « J’allais la voir régulièrement après la mort de son mari , alors qu’elle déployait son art de vivre entre chats, lectures (Bauchau notamment) qu’elle allait chercher régulièrement à pied à la bibliothèque de la ville…..Chaque fois que je sonnais, elle m’ouvrait souriante, heureuse de ma venue….. ».