Balthazar et Giacometti, une économie de moyens

L’actuelle exposition consacrée jusqu’au 11 juin 2019 à Alberto Giacometti (1901-1966) au LAM de Villeneuve d’Ascq, endroit englobé dans l’eurométrople Lille-Courtrai-Tournai,  rappelle celle organisée en l’Orangerie du Château de Seneffe fin 2000 – début 2001. [1] Si la manifestation d’aujourd’hui est remarquable par son contenu diversifié (les sculptures, les dessins, les peintures, des rapports avec l’art brut, une installation en hommage à l’artiste par Annette Messager), celle qui avait fait étape en Wallonie permet de nous souvenir d’un de nos écrivains, André Balthazar (1934-2014).[2]

Celui-ci, fondateur du Daily Bul dont on fête le 10e anniversaire du musée à La Louvière, avait en effet rédigé des notes à propos du plasticien comme il l’avait fait sur le peintre Miro. [3] Elles éclairent d’un jour particulier cette œuvre monumentale du XXe siècle.[4]

Silence plus spirituel que religieux. Pas de gisants,

quelques allongés sur pattes: des chats, des chiens et d’autres.

Allongés mais debout.

 

Les hommes droits, légèrement penchés sous le poids de l’air,

les pieds joints comme d’autres le font des mains.

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Les têtes restent fermes cependant, quand il y a bustes.

Il est curieux qu’une tête en marbre ou en biscuit – solide ou tendre –

puisse rester vide. Et pleine et pensante, celle durement malaxée,

à coups de pouces réducteurs, se limitant à la nécessité première

qui est de dire (sans mots) autant que de montrer.

 

Dépouillement absolu. Epuration.

 

Et s’il y a douleur, elle est et reste pudiquement dans les doigts.

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Personnages apatrides, sans grâce inutile, qui n’appartiennent

qu’à eux-mêmes, qui n’habitent nulle part, qui meublent le vide

et un rien d’absolu. Qui n’ont guère besoin d’yeux pour regarder

le dehors puisque le spectacle est à l’intérieur.

 

Déjà, dans la période surréaliste, un silence, plus métaphysique

peut- être, imprégnait l’immobilité de l’attente.

 

Vouvoiement du temps à l’arrêt. Offrande à l’invisible.

Balancier de l’un à l’autre.

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À force de vouloir arrêter ce qui fuit, finirait- on par ne s’intéresser

qu’à la trace de ce qui fut ? Ou de ce qui a pu essayer d’être ?

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une grâce venue d’ailleurs dans ces pattes d’animaux familiers,

qui tient à l’illusion d’une légèreté que le bronze,

plus que le brouillard peut-être, soulève, en appelant à la mémoire

de l’air et se jouant des métaphores.

 

Pour les têtes, rétrécies à la verticale, comme pour un herbier

D’alchimie, le bronze maintient l’esprit sur terre.

 

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Pas de moelle dans l’os, pas de tendresse dans l’os

fait pour s’amincir, pour rester dans ou aller vers des essences

de tout ou de rien (superbe le rien).

 

Son avenir est la poussière. Sa blancheur une illusion.

 

Aux carnivores joyeux la substantifique moelle. Rabelais fossilisé.

 

De retro Botero.

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Ici le liquide, le mouillé, le mou n’existent pas. Siccité.

Pas d’eau féconde. Pas de nymphes, de naïades, de sirènes.

 

Pas de pulpe, peu de chair.

 

Dans la pomme, le trognon ; dans le poisson, l’arête ; dans la tête, l’os.

Simulacre de fragilité. Les rêves feront le poids.

 

Une façon d’oublier qu’on vit ou qu’on a vécu.

 

Le vide questionne.

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L’intérêt va aux épluchés, pas aux épluchures.

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Stérilité par insoumission à la santé.

Absence. Solitude. Silence. Sans horizon.

Sans détresse inutile, ni dramatisme déguenillé.

Le temps d’être mérite déjà le souvenir qu’on lui porte.

Les civilisations sont mortelles.

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L’œil s’use, cède lentement la place à la mémoire

et en perd presque la vue.

 

Sublimes poussières des musées.

 

Et pour Giacometti une façon de mettre son œuvre en conformité

avec sa pensée sur l’anéantissement de ce qu’on pourrait croire durable.

 

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Les trois dimensions tentées par les deux;

le volume en quête de surface. Beaucoup dans le profil.

De face cela ne tient parfois qu’à un fil. Phasmes.

 

Filigrane ou ombre portée (cf. Hiroshima). Souvenir d’être.

 

Transparences concrescibles.

 

Demain serait- il hier?

 

On le voit, la concision sied bien aux silhouettes filiformes du sculpteur qui, même s’il n’a pas toujours conçu des créatures décharnées, a donné à celles mieux en chair des allures d’écorchés. L’économie de moyens de l’écriture, notamment grâce aux ellipses, laisse place à la réflexion du lecteur.  C’est sans doute ce qui importe le plus en art : dire beaucoup avec un minimum de matière première en paradoxe avec des expressions plus baroques où la profusion cache parfois un trop plein de significations peu perceptibles au premier abord.

[1] http://flux-news.be/2019/03/26/giacometti-la-chair-en-duo-et-duel-avec-le-temps/

[2] https://www.areaw.be/les-10-ans-du-musee-daily-bul-a-la-louviere-des-incongrus-qui-leut-cru/

[3] André Balthazar, « Derrière le miroir », Saint-Paul-de-Vence, Fondation Maeght, 1970 ; André Balthazar, « Joan Miró, des rêves en plein soleil », Seneffe, Musée de l’Orfèvrerie, 2001.

4André Balthazar, « Giacometti, de la cerise au noyau », in Alberto Giacometti, Seneffe, Domaine de Seneffe/Communauté française, 2000, p.32-33.

Michel Voiturier