PORTRAIT D’ARTISTE : ANNE-MARIE WEYERS

Propos recueillis par Noëlle Lans.

Anne-Marie Weyers, artiste pluridisciplinaire au regard universel, est aussi écrivaine, conteuse et illustratrice de nombreux recueils.

A.M.Weyers ( à l'Abbaye D'Orval )

 

QUELQUES QUESTIONS À ANNE-MARIE WEYERS

L’ARTISTE ET SA CRÉATION

 

Comment l’artiste se considère-t-il face à l’acte de créer ?

Pour moi l’acte créateur est sacré. C’est vivre l’être dans sa totalité mais cela n’a rien de spectaculaire, c’est une plénitude, une certitude d’être à 100% là où je dois être, sans scrupule ni sentiment de culpabilité. Sans exclure la question de la réflexion dans la réalisation concrète de l’œuvre (composition, harmonie des couleurs, etc.) créer est selon moi un état de l’ordre de l’expérience et non de la réflexion : l’instant présent devient global, infini, hors du déroulement du temps qui est suspendu. En cet acte, en cet état, je suis toute entière absorbée par l’écoute et la disponibilité à ce qu’il se passe en moi et sur le support. À ce moment-là, je ne suis pas dans la même réalité que celle de mon quotidien alors que mon corps et ma conscience y sont, ou disons que la réalité est alors toute entière expansion, augmentée de sa plénitude, de ma plénitude, de votre plénitude. C’est être ici tout en étant ailleurs, dans une intense réceptivité, où cette mystérieuse réalité m’utilise pour apparaître et se donner à voir sous une forme lisible dans le temps, ici et maintenant, et c’est l’œuvre qui me mène par le bout du nez une fois que j’ai fait le premier pas, posé les premiers jalons de l’œuvre, que ce soit par ma seule initiative ou pour répondre à une intuition pressante ou à un besoin d’expression impératif selon le cas. Je suis la première à être étonnée en découvrant ainsi ce qui se révèle à moi, à travers moi, et qui me dépasse mais dont je fais partie au même titre que nous tous. Idéalement, et peu importe la diversité de nos vocations, de nos types d’actions ou d’engagements, nous devrions arriver à vivre en permanence en cet état, mais il est tellement plein et intense que nous en mourrions je crois.

 

SONY DSC

recurrencebEst-il indispensable pour l’artiste de voyager, de découvrir, d’échanger des idées avec ses semblables pour être inspiré ?

 

 

Certes, l’échange avec les autres, le voyage, les synergies peuvent aider, stimuler la création, mais la matière créée ne vient pas de là, elle n’est pas en nous ni hors de nous, elle est nous, elle est de notre fonds commun et nous traverse, se sert de nous pour se révéler et prendre forme. En créant, nous sommes habités par ce qui dépasse nos propres limites. Lorsque nous sommes à son écoute, elle nous initie à nous-mêmes.

 

L’art ne devrait-il pas être pluraliste, imperméable à la mode, aux modes ?

Absolument ! L’art transcende le temps et l’espace, il est libre de tout « anecdotisme ». Il fait fi des modes. Il est le lien entre le passé, le futur, l’infini, et est ainsi à la source d’un potentiel insondable. C’est ce qui fait la différence entre le simple trait tracé par un Hokusai, un Rembrandt (et par tout artiste qui répond à une nécessité intérieure, qui se nourrit de la mémoire universelle et fait expérience de plénitude) et un trait superficiel, anecdotique, inconsistant, dénué de force vitale malgré un éventuel effet flatteur en apparence. Le premier ne cessera jamais de nous fasciner, de nous attirer comme un aimant, de nous faire revivre l’acte créateur de l’artiste par procuration, mais aussi de nous y projeter en tant qu’acteurs face à nous-mêmes comme en un miroir, le nôtre où tout est en tout, tandis que le second nous met face à un mur, à une impasse où l’on se terre, appauvris et amers. Alors, entre Hokusai et nous, ce simple trait est « trait d’union »; il y a transmission d’expérience d’instant plénier à instant plénier, et c’est cela la magie de l’impondérable et de son écoute.

 

icaredepereenfils letempsdunsouffle depuistoujours

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Où vous situez-vous dans l’art actuel ?

Ma façon à moi de m’inscrire dans l’art actuel est de suivre mon propre chemin, en toute authenticité, sans vouloir être de mon temps de façon artificielle, volontariste. C’est avant tout être « à l’écoute » du mystère universel qui me parle par l’inspiration qui m’est propre, c’est-à-dire, celle qui m’habite même si elle m’est inconnue. C’est l’acte de création lui-même qui constitue l’écoute, qui me donne à voir et me dit le chemin à suivre. C’est l’œuvre elle-même en train de se faire qui est la créatrice, c’est le mystère lui-même qui est à la fois inspiration, révélation, moteur, acte et parole. Cela forme un tout par lequel l’artiste est « inspiré » dit-on, mais il est surtout « agi », et en cela il participe d’une création « actuelle », pour autant que « actuelle » reflète ici la quintessence de l’écoute, celle qui transcende les anecdotes et les modes et qui s’inscrit dans un flux d’impermanence mais aussi d’abondance et de plénitude.

OLYMPUS DIGITAL CAMERA                      OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Quand décidez-vous qu’une œuvre est terminée ? L’est-elle jamais ? Y a-t-il danger, parfois, de la détruire en voulant la parfaire ?

Je ne « décide » pas si l’œuvre est terminée ou non. Cela se fait naturellement, cela se sent. Aller au-delà mène à une redondance qui enlève à l’œuvre sa force, son souffle, sa cohérence intérieure et surtout son lien profond et essentiel avec sa source originelle. En fait, c’est de nouveau l’œuvre elle-même qui en décide. Elle n’en a pas fini pour autant son parcours souterrain, traçant sous nos pas une voie magnétique qui les guide vers d’autres sources initiatrices en un parcours sans fin vers celle qui est commune à tous.

fusainlarencontre fusaincommedeuxfreres

Quand vous peignez ou écrivez, pensez-vous déjà à communiquer avec l’autre ou êtes-vous complètement à l’écoute de vous-même?

Oui, je crois que je communique, mais pas comme l’on pourrait le penser en ce sens que je suis solitaire à ce moment-là, à l’écoute et concentrée sur l’acte de création. Je n’ai pas à penser à communiquer au moment où je crée parce que je suis traversée par la communication, elle s’invite d’elle-même et je n’en suis qu’un chaînon. Elle se donne à moi et m’est reprise ensuite pour que, telle un oiseau, elle continue de voler là où elle veut et lance son chant pour qui est à son écoute. Mais même si elle n’a fait que passer, elle laisse en moi quelques-unes de ses pépites qui éclairent mon chemin et m’orientent vers un nouvel horizon plus riche à chaque fois de cette expérience essentielle.

  

L’art vous permet-il de traverser ou de surmonter le chaos de la vie ?

Absolument ! Je ne dirais pas « le surmonter » mais « l’ordonner ». En effet, en me mettant en condition d’écoute et de création, je plonge à même ce chaos qui s’exprime alors à travers moi en se servant de mon outil, de ce que je suis, de ma spécificité. Il en ressort une ébauche d’œuvre ou de poème, ou de toute autre création, et je l’ai alors devant moi, je la « vois » et je m’en différencie grâce à ce recul. Je peux donc entrer en dialogue avec elle, avec cette interlocutrice si je puis dire, et s’établit alors entre elle et moi une interaction qui, par tâtonnements et recherches, nous mène elle et moi à une cohérence. Le chaos devient lisible, vivable, transcendé et transcendant. Maîtrisé, « ordonné » il se donne en grâce, en lumière, en quintessence. Mais en cette interaction, je suis moi aussi « ordonnée » car ce chaos c’est surtout en moi qu’il se trouve ; il est mon reflet, celui de mon univers, de la société, du monde dans lequel je vis. En collaborant à cette mise en ordre, c’est moi-même que je transforme et qui entre en cohérence avec moi-même et avec le monde qui m’entoure, avec la vie, avec ma vie. L’art est une fleur capable de fleurir en plein paysage dévasté, désertique,  car ses racines vont puiser dans ses couches les plus profondes cette force, cette beauté qu’elle exalte par sa forme maîtrisée et parfaite.

 

OLYMPUS DIGITAL CAMERA    OLYMPUS DIGITAL CAMERA   OLYMPUS DIGITAL CAMERA

perceessecretes (2)

 

Vous sentez-vous neuve face à l’acte de créer, ou riche de l’acquis de vos prédécesseurs ?

 

Je me sens neuve quand je crée mais pas de ma propre richesse, pas de ma personnalité propre. Je me sens neuve de ce que je reçois, de ce que «  recevoir » me fait vivre dans l’instant, car c’est le vécu de l’instant qui compte essentiellement, c’est lui qui m’abreuve à même la source de la mémoire commune si je suis disponible et vide de moi-même. C’est là que se trouvent le patrimoine de l’humanité, les trésors accumulés par tous ceux qui nous ont précédés et qui nous viennent par l’inspiration, par le cheminement de l’inconscient. Le vécu de l’acte de création, cette expérience, m’ouvre à moi-même, là où je quitte mon être anecdotique pour toucher de près mon essence, elle-même issue de ce patrimoine. L’acquis de mes prédécesseurs fait partie de cette matière de mémoire, sous forme digérée, transformée en terreau dans lequel germe la plante qui deviendra fleur sous mes doigts ou sous ma plume, mais je ne pourrai dire si tel ou tel prédécesseur est celui qui m’a inspirée car c’est toute cette terre ancestrale qui est concernée. C’est donc en elle que je me sens neuve, car intuitivement, et paradoxalement, je la « reconnais », je m’y reconnais, je m’y ressource.

 

Pour Pirandello, l’art venge la vie. D’accord avec lui ?

Mais de quoi veut-il la venger ? La vengeance est un sentiment qui appartient à l’humain, à la condition humaine. Or la vie est au-delà de l’humain, elle le transcende, et elle n’a pas besoin d’être vengée parce qu’elle est ce qu’elle est. Pirandello voudrait-il dire que l’art immobilise et éternise en l’inscrivant dans une forme, cette vie qui ne cesse de se dérouler, d’être une enfilade infinie de moments qui se succèdent les uns aux autres ? Dans ce cas, l’art serait-il une manière de venger la vie de la fuite du temps, de la mort, de se prolonger dans une œuvre, une abstraction, une expression analogique de cette vie, et de ce fait d’en sauver l’essence, de la révéler ainsi que le meilleur de l’être humain via la part qui concerne l’âme de celui-ci ? Je ne suis pas sûre de bien cerner sa pensée profonde lorsqu’il parle de cette façon.

 

SOURCES D’INSPIRATION

 

Y a-t-il des sources d’inspiration différentes selon les techniques utilisées ?

La technique a un rôle à jouer dans l’expression de l’inspiration, mais elle ne peut en transformer le fond, le détourner. Elle joue sur le mode d’expression, sur la forme à donner à l’inspiration, et l’on peut aller vers telle ou telle technique pour traduire cette inspiration le plus fidèlement possible, mais c’est cette dernière qui dirige tout. L’intuition joue un grand rôle en cela car il y a au moins deux façons de procéder : l’une est de partir de la technique et de voir comment l’inspiration y prendra forme, et l’autre est de se laisser guider par l’inspiration et, en suivant notre intuition, d’aller vers telle ou telle technique. Cette deuxième façon de faire me semble être la plus adéquate, mais si une technique est imposée pour une quelconque raison, il peut être aussi intéressant de voir comment exprimer et concrétiser l’inspiration à travers cette dernière, même si elle semble être moins adaptée dans l’immédiat. L’œuvre y trouvera toujours son chemin et bénéficiera de cette contrainte positive. Il y aura expérience de dépassement pour l’acte créateur et découverte d’une forme inattendue d’incarnation de cette inspiration qui en sera enrichie en son expression. Donc l’inspiration est fidèle à elle-même et nous révèle son mystère, peu importe la technique utilisée, dans la mesure où la technique se donne pleinement à elle avec tous ses moyens, fussent-ils insoupçonnés et même surtout s’ils le sont.

Quand jaillit l’inspiration, comment choisissez-vous votre mode d’expression ?

Très intuitivement ! Cela se décide presque pour moi. Il n’y a pas de règle. Je dirais que si l’inspiration est paisible, calme, je choisirai selon mon instinct et s’il y a contrainte, selon ce qui se présentera à moi comme moyen d’expression, mais avec écoute paisible. Par contre, si je vis quelque chose qui a un impact viscéral sur moi, j’aurai tendance à m’exprimer via une technique plus expressive et gestuelle, une technique qui me permette la spontanéité, l’immédiateté, voire l’expression brute, expressionniste, bref un moyen d’expression qui m’offre la possibilité de traduire la fulgurance, voire la cruauté ou la violence du vécu. En fait, tout moyen d’expression convient à représenter l’inspiration. Ce qui compte, c’est la façon dont il est utilisé pour atteindre ce but.

 

Qu’est-ce au juste que l’imagination ? Existe-t-il de mystérieux facteurs précurseurs, prometteurs, propices à la création ?

Je ne sais pas ce qu’est exactement l’imagination, mais pour moi, elle est une présence amie, une fée gardienne qui est à mes côtés depuis toujours, qui m’aide, m’inspire et parfois me joue de vilains tours en me procurant de grandes frayeurs, mais qui me donne toujours les moyens de les transcender pour en faire un usage positif. Tout le monde est, je crois, doté d’une telle fée, mais il faut parfois un élément déclencheur, une source extérieure, un vécu, un ressenti, une vision, le titillement de l’un de nos sens, pour qu’elle surgisse sans crier gare. Elle nous permet de sortir de notre propre gangue, de nous projeter dans l’espace, dans des situations improbables mais qui peuvent éventuellement donner lieu à des rebondissements qui se concrétisent dans la réalité et dans la réalisation d’une œuvre ou d’une invention nouvelle.  L’imagination est, je pense, une autre couche de nous-mêmes qui nous extrait de notre réalité présente et nous entraîne dans son domaine où tout est possible, où tout peut se concilier et même investir d’autres couches de nous-mêmes. Elle est notre caverne d’Ali Baba, notre tapis volant, notre monture ailée qui nous fait vivre dans d’autres peaux, d’autres états animés ou inanimés, mais qui prennent vie pour des aventures imprévues.  Pour ma part, l’aspect affectif joue un grand rôle dans l’émergence de l’imagination. Pensées amicales, tendresse, me transportent automatiquement dans ces couches de moi-même où l’aventure commence et là, c’est mon Walibi à moi où j’espère vous rencontrer !

D’où vient votre attrait pour l’art fantastique ?

Je pense que c’est une catharsis. Cela vient je crois de ma nature anxieuse et émotive qui, sur base de certains vécus est court-circuitée par l’imagination. Une étincelle vient alors m’ouvrir à une aventure fantastique qui va désamorcer l’angoisse d’une grande frayeur, par exemple, en la transcendant via une histoire ou une œuvre à écrire, à peindre ou à dessiner, et où elle trouve une issue soit heureuse, favorable, soit non terminée, c’est-à-dire ayant une fin ouverte et donc non résolue, susceptible de donner lieu le cas échéant à une autre histoire ou aventure possible. Je suis fascinée par l’étrange, par les mondes sous-jacents, parallèles, qui nous côtoient, qui se superposent parfois en nous, par les autres couches de notre réalité qui sont là, présences silencieuses, prêtes à faire incursion dans notre réalité quotidienne lorsque la paroi entre ces mondes, entre ces couches s’avère trop ténue. Je pense que nous portons en nous ces mondes et qu’ils nous habitent, nous façonnent, nous guident, orientent nos pensées via l’action de notre imagination qui leur offre les supports nécessaires pour se concrétiser dans des écrits ou dans des œuvres plastiques où l’inconscient n’est pas en reste pour y injecter ses couleurs, ses présences inattendues, insolites et ses mystères.

Percevez-vous dans votre travail une certaine parenté avec l’œuvre de Chagall ?

J’aime Chagall, certes, mais qui n’aime pas Chagall ? En tous cas, je n’ai jamais pensé ni voulu  «faire du Chagall». Peut-être ai-je avec lui une affinité avec certains ressentis quant à la façon de leur donner forme concrète (sensations de vol en cas de bonheur ou pour l’aspect éphémère des choses etc.) ? Sans doute ces images répondent-elles symboliquement à des mêmes ressentis dans l’inconscient collectif ? Les mettrait-il à disposition des créateurs au risque qu’ils empruntent les mêmes images sous l’influence d’une même sensation, d’un même sentiment ? Je ne sais.

 

TECHNIQUES

Pourquoi utiliser autant de techniques différentes ?

Je pense que l’on n’a jamais fini de développer son outil et d’acquérir ainsi toujours plus de liberté d’expression à laquelle les techniques contribuent. Celles-ci nous permettent d’aller plus loin, de faire des découvertes, de voir les diverses facettes de l’expression possible d’un même thème, même simple, comme l’expression analogique de ces thèmes, et de découvrir les trésors des mystères qu’elles mettent au jour pour nous. Elles sont un appel à l’exploration  mais aussi un moyen de s’approcher le plus possible de l’expression et de sa quintessence. Mais l’on n’arrive jamais à cette pureté totale, on ne fait que s’en approcher. Les techniques y contribuent grâce à leurs spécificités qui sont pour nous autant d’approches tâtonnantes vers notre petit Graal à nous.

Delacroix considérait que l’exécution, dans la peinture, doit toujours tenir de l’improvisation. Est-ce ainsi que vous procédez ?

Je suis d’accord avec Delacroix si l’improvisation se base non sur le hasard mais sur l’intuition et l’écoute, ce qui ne veut pas dire qu’il doive y avoir élimination de toute contrainte, apte d’ailleurs à étayer l’improvisation. Donc, improvisation oui, mais canalisée, guidée, pour permettre à la création de l’œuvre d’atteindre son expression profonde et de mettre en lumière son mystère et ce qu’il a à nous révéler sur lui-même et sur nous-mêmes. Donc l’improvisation est de l’ordre de la réalisation, de la technique, mais elle est dépendante de l’inspiration qui en est la source.

OLYMPUS DIGITAL CAMERA        OLYMPUS DIGITAL CAMERA      gravurelavenirdupasse

 

DE L’ATELIER À L’EXPOSITION

Votre atelier est-il refuge, lieu de travail, ou cabinet de réflexion ?

Mon atelier est tout cela. Il est surtout le lieu où je me sens bien, où je me sens chez moi. C’est une matrice, un lieu de gestation où je peux donner forme à une œuvre tout en renaissant chaque fois à moi-même, mais c’est surtout l’œuvre qui a la force et qui dirige l’énergie là où elle le veut et qui se révèle à moi. L’atelier est un écrin.

Exposer équivaut-il à partager, échanger, dialoguer, ou découvrir qui vous êtes à travers le regard de l’autre ? Des autres ?

C’est tout cela, mais c’est l’œuvre qui est le catalyseur permettant la rencontre, l‘échange avec les autres, avec l’autre et vice versa. On découvre l’œuvre en premier et les autres à travers elle. Peu importent les différences éventuelles de réactions et d’opinions face à l’œuvre. Ce qui importe, c’est que cela crée la rencontre, l’échange face à l’œuvre, à ses énigmes, ses mystères, et qu’émerge à travers elle le dialogue avec les autres, avec soi-même en notre chemin de vie.

L’œuvre d’art peut-elle ou devrait-elle se transformer en manifeste ? Y avez-vous déjà songé ?

Pour moi, elle ne doit pas être un manifeste, mais elle « se manifeste » ou elle « manifeste quelque chose ». Elle ne doit pas être « imposition » de quelque chose, mais elle-même « s’impose » par sa présence. Elle a par contre une véritable présence qui « en impose » si elle puise sa force expressive aux sources de la vie, au fonds commun de l’humanité, et si elle exprime les forces et les remous de l’air du temps tout en les assimilant aux flux du temps, celui qui brasse la mémoire de la plus ancienne des origines. En cela elle peut « se manifester », « s’imposer », « en imposer », aussi bien par le non-dit, le non-formulé, le silence éloquent que par des formes et des paroles. Elle « s’impose » par sa présence si elle a un rayonnement, fût-il visible ou non, pourvu qu’il soit réel, c’est-à-dire animé  de la force de ce qui est authentique et universel.

Un tableau, un dessin, une gravure s’adresse-t-il à l’œil, à l’esprit, à l’imagination ?

Je crois qu’une œuvre ne parle pas de cette manière. Je crois qu’elle s’adresse d’emblée à toute la personne, au premier regard. C’est mystérieux. Je pense que la personne elle-même ne sait pas ce qui se passe ni pourquoi telle œuvre l’attire plus qu’une autre. Elle pourra analyser cela dans un deuxième temps, mais d’emblée, c’est une attirance globale, inexplicable, en prise directe d’âme à âme si l’on peut dire. De plus, et en filigrane, il y aura aussi quelque chose de l’âme de l’artiste, mais je crois que dans un premier temps, c’est le mystère du tableau qui attire, comme un aimant, la personne qui le regarde. Si l’énergie d’un tableau est très forte et authentique, il peut y avoir une communion telle que le spectateur vive ce qu’a vécu l’artiste, à savoir : une sensation de suspension du temps, un moment d’état d’être, et il n’en sort pas indemne. Il y a alors « peut-être » métamorphose en lui-même et il se retrouve avec une nouvelle peau à l’âme.

 

decantation

Si vous ne deviez léguer qu’une seule œuvre à l’humanité que représenterait-elle ?

La bonté ! Sous toutes ses formes, ou sous une seule, mais éloquente en sa discrétion, en sa force tranquille. Notion abstraite quant au mot mais non quant à son rayonnement. Elle est difficile à exprimer car elle est faite pour être discrète, effacée et rayonnante, mais peut-être la représenterais-je sous l’aspect d’une fleur de haute montagne, tremblante sous le vent, à peine perceptible, mais dont le simple fait d’exister, même pour n’être jamais aperçue, est déjà une manifestation extrême de bonté, de « la bonté », de toute la bonté du monde, de ce potentiel extraordinaire si peu connu, si peu cueilli, trésor manqué pour nos regards, mais qui se sème à notre insu tout autour de la planète. La bonté est là, il faut la cueillir, la pêcher, l’attraper comme un papillon, la goûter, la serrer dans les bras, la faire nôtre.