mabardiVeronika Mabardi, Les Cerfs, Noville-sur-Mehaigne, Esperluète, 2014, 284 p.

À 7 ans, après la mort de sa mère, Blanche a cessé de parler. Annie, institutrice en repos momentané, ne cesse, elle, de parler. Puisque le père, veuf citadin, ne sait comment s’y prendre avec sa fille, il la conduit chez l’enseignante campagnarde. Sur ce thème de la parole qui s’enferme sur elle-même jusqu’à devenir mutisme et celui de la parole qui libère en se débondant, Veronika Mabardi a construit un roman lumineux. Et Alexandra Duprez en a imaginé les images figuratives sans être réalistes, poétiques bien au-delà de leur symbolique.

Les phrases sont limpides pour à la fois sonder la vie intérieure des personnages et décrire le monde qui les entoure, qui les relie. Cette apparente simplicité n’est cependant pas indigence. Ce qui est décrit, ce qui est montré possède une évidence première qui frappe immédiatement le lecteur, comme un retour fondamental aux sources de l’existence telle que les cinq sens permettent de l’appréhender. Une redécouverte en quelque sorte.

La complexité n’en est pas pour autant absente. Ainsi l’auteur ne cesse d’intégrer au récit les paroles prononcées et celles exprimées seulement dans la tête, la pensée. Elles surgissent couramment en italiques au beau milieu du récit. Elles égrènent les mots imprononcés, ceux qu’on se dit en soi, qui ne franchissent pas le seuil des lèvres parce que leur temps n’est pas encore venu d’être entendus.

D’ailleurs le temps, là où résident les deux femmes, dans une maison du cœur de la forêt, n’est plus celui des hommes pressés de la ville. Il est celui de la nature. Et l’amoureux d’Annie, qui les rejoint de temps à autre après son travail à la scierie, n’est pas pressé non plus de vivre en couple. Quant au renard, autre personnage du livre, il observe, commente, s’interroge. Il est là, comme les cerfs, en tant qu’emblème de la vie initiale, celle qui suit son cours parce tel est son rôle.

Pour chacun, le passé a un poids dont il faut se délivrer. Et pour chacun il est question aussi, en permanence, d’être écartelé entre fuite et affrontement, entre une certaine lâcheté et une véritable audace qui permettrait d’abattre les barrières, les entraves. Bref, d’atteindre l’objectif essentiel d’être soi et de s’assumer tel en allant au-delà du refus et de la culpabilisation.

Chaque moment décisif consiste à aller ailleurs, à dépasser les clôtures ou les frontières, à oser avouer ses manques. Ce n’est jamais sans crainte, hésitations, retours en arrière, obstination, paradoxes. Mais c’est la nécessité pour un cheval d’aller plus loin que son enclos, d’un bateau de quitter le port, d’une feuille d’abandonner sa branche en automne ou les bois de quitter les cerfs au printemps, d’un enfant de vivre un jour sans ses parents, d’un humain de se libérer d’une relation prétendument amoureuse qui le bride.

Finalement, on a le choix : ou bien on fait ce que les autres veulent, ou alors on essaie de faire ce qu’on fait, en mieux. Et ce livre, si sensible, si chargé d’humanité nous y incite, en toute liberté, avec une conviction qui ravigote en ces temps de valeurs bafouées quand elles ne sont pas matérielles.

Michel Voiturier