MichMichel WESTRADEel WESTRADE
Rue d’Ormont, 160
7540 Kain
Tél : 069/22.59.90
Adresse électronique : michel.westrade@yahoo.fr

Né à Tournai, le 12 mai I950. Licencié en droit.
Diplômé d’études slaves. Directeur à la Revue de Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles (J.L.M.B.)
Co-directeur de la collection Perspectives de droit social aux éditions Anthemis.
Maître de conférence aux F.U.C.A.M.
Président du tribunal du travail de Tournai depuis janvier 2003

Notice bibliographique
5ème prix au concours de nouvelles « Montblanc » 1995;
2ème prix au concours de nouvelles « Montblanc » I996;
deux mentions au concours de la nouvelle historique de la ville de Tournai (2001 et 2002).

Publications (autres que professionnelles) :

Aux éditions Chloé des Lys ( (Tournai):
2001: Noirs quarts d’heure – recueil de nouvelles fantastiques
2004: Suites bretonnes – recueil de nouvelles fantastiques.

Aux éditions « Les pierres » :
– 2004 : De Pluie, de Bretagne et d’Elle ;
– 2005 : Isa-Breizh ;
– 2006 : Le Couros.
– 2007 : Comme un parfum de soufre et d’oranger, sur Leonardo Sciascia, in Droit et littérature, éditions Anthemis.

Poèmes dans des collectifs de l’association des écrivains du Tournaisis (Unimuse) : Trait et mot (2009), Mario Ferretti : du dialogue à la conversation (2011), etc.

 

Michel Westrade – LA VOLEUSE D’AMES

Illustrations: Jean-Francois VAN HAELMEERSCH,

16 octobre

Cette année, l’automne est particulièrement rude. La glace du lac craque : ainsi se manifeste-t-elle lorsqu’elle se forme, durcit, s’épaissit. Je ressens cette même allégresse qui me saisissait lorsque naviguant, je découvrais la béance bleutée des fjords le long des côtes d’Islande et la masse brillante des glaciers.  Le miroir de la glace me captive ; Il y a, à travers cet arc-en-ciel de froid, quelque chose de maléfique : le diadème de la Reine des neiges ? Il m’arrive alors de penser à ma mère, lorsque, nous trouvant rassemblés devant le feu, elle me disait lorsque je fixais le miroir pendu au-dessus de la cheminée : « faut pas te regarder dans la glace, petit, faut pas, tu risques de t’y perdre. »

C’est au début de l’après-midi de cet automne qu’à l’occasion d’une promenade le long du lac, j’ai rencontré Natacha. Elle est photographe. Mon ami Jean-François m’avait déjà montré quelques-unes de ses œuvres ; j’avais beaucoup apprécié. Je ne l’avais jamais rencontrée. Natacha est brune, très douce. Sa conception de la photographie n’est pas ordinaire, au-delà des habituels croquis.

15 novembre

C’est ainsi, il n’y a rien à expliquer, à comprendre même, c’est comme les fougères gélifiées dans le lac. Ce soir, j’écris en tirant sur ma vieille pipe hollandaise, je me ressers un whisky, je m’évade avec l’oiseau blanc qui pique vers la glace puis repart en flèche vers les nuages gris pour s’y engouffrer et disparaître. Mais, pourquoi ressentir une telle fatigue ?

Tout compte fait, il n’y a eu, cet après-midi qu’une  séance de pose.  Je ne comprends pas. Natacha était, comme à l’habitude, charmante. Bien sûr, je n’aime pas trop poser, j’ai l’impression d’une pudeur offensée (oh là, ça fait son XIXème siècle cette expression). Mais enfin, rien de stressant, ni de déplaisant , si ce n’est, peut-être, qu’à chaque ouverture du diaphragme de l’appareil, il me semblait voir l’œil d’un miroir menaçant.

« Voilà, tourne la tête à droit, baisse le menton, regarde ce point, là, non, plus haut… Ne cligne surtout pas des yeux au moment où je tire, le temps de pause est un peu long…. » . La compagnie de Natacha, sa conversation étaient  des plus agréables.

Ca n’annonce rien de bon de se sentir ainsi vidé, une loque, un vieux chiffon pisseux. Et puis, il me faut l’avouer : les yeux de Natacha qui ne me quittent pas. Je fais tout pour chasser ce regard, non, ça reste là. Je ne comprends pas.

Noël

Greta m’a téléphoné ce matin pour m’inviter à la rejoindre. Je n’irai pas, j’ai décidé de passer seul la période des fêtes, enfin, pas tout à fait puisque le regard de Natacha est toujours là qui m’accapare. Il s’affirme, s’étoffe. C’est comme si j’en étais arrivé à vivre à travers elle, comme si elle prenait mon reflet, mon image même, comme peut le faire l’eau gelée du lac ou le miroir des eaux. Plus cette impression persiste de vivre à travers elle, d’être dépouillé de soi, plus je ressens au creux de l’estomac une étrange oppression. Sans cesse me revient aussi ce tableau de la Reine des neiges peint pas Jean-François. Elle siège, hiératique, en même temps qu’elle se veut invitation. Son regard est tendre,  il attire. On se prend à espérer un baiser où se perdre tout entier. On ne peut s’empêcher de penser qu’à tout moment, la Reine peut devenir maléfique, avoir un regard qui tue.

Greta m’a sonné à plusieurs reprises, me demandant si j’allais bien. On peut difficilement biaiser avec elles . Elle sent que quelque chose ne va pas chez moi.

28 janvier

Quelque chose dérape sur la palette des jours qui virent à la grisaille et estompent le contour des choses. Je ne sais pas ce qui se passe. J’ai parfois l’impression de m’engluer dans du brouillard ou de sombrer dans une eau noire, un vertige ouvert par une feuille qui se fendille. Je sens une menace qui rôde.

Et puis, ce matin, le long du lac, je me promenais le dos tourné à un grand soleil d’hiver, cette dorure particulière qu’il peut y avoir ici en ce moment de l’année. J’ai cru que, par moments,  mon ombre disparaissait ou n’était plus qu’une pâle grisaille. Non, il faut mettre ça sur le compte des quelques nuages qui s’effilochent là haut.

Dans les eaux du lac, le regard étincelant de Natacha. J’ai vu la Reine des neiges devant son miroir.

voleuse 131janvier

Pris une cuite hier soir avec Jean-François.

Tard matin, me rasant , j’ai soudain été pris de panique en voyant dans l’habituel miroir ce visage qui est le mien. Rien n’y était changé, mais je n’arrivais plus à saisir la personne en face de moi, à faire le lien entre l’image et moi. Oui, il y avait bien là ce barbu à la barbe grisonnante, les cheveux en broussaille, le regard nostalgique, mais, je ne sais rien en dire d’autre.

2 février

Je commence à éviter les miroirs. Ils me renvoient une image de plus en plus floue. Au début, je mettais ça sur le compte d’un trouble visuel qui m’est coutumier, qui prépare une migraine. Mais, non, ce n’était pas possible : ça ne se produisait que devant un miroir.

21 février

J’attendais le bus. Toutes les publicités montrant des femmes me renvoyaient Natacha, que je n’ai plus revue depuis la séance de pose. Mais ces femmes avaient le regard fixe, dur, l’œil d’une Reine bannissant un sujet.

J’ai adressé la parole à une personne debout près de moi. Aurait-elle fait semblant de ne pas me voir ? Mais, ça s’est répété avec une deuxième, puis une troisième. Qu’est ce qui se passe ? Et l’épicier, lui, m’a complètement ignoré.

28 février

Tout à l’heure, je me suis senti chavirer, au bord du malaise, debout devant la vitre du tram :me captant tout entier, elle se brouillait, se diluait. Je me suis enfui à l’arrêt suivant. Le chauffeur a dû penser que je devenais fou. Mais, ne suis-je pas en train de le devenir.  Et puis, toutes ces femmes qui se mettent à avoir le regard de Natacha. C’est quoi, ça ?

Il faut que je voie Greta.

3 mars

Depuis ce matin, j’ai beau me dire qu’il ne faut plus penser à « ça », ce m’est une épreuve de me raser, de découvrir ce visage.

Les coups de fil de Greta sont font de plus en plus pressants, mais je ne me résous  pas à la rencontrer. Je lui ai promis d’aller la voir un de ces soirs.

4 mars

Je suis finalement  allé chez Greta. J’ai la clef, je suis entré. Elle était couchée dans ce lit qui était le nôtre, les yeux grand ouverts. J’étais là, devant elle qui ne me voyait pas . Je lui parlais ; elle ne m’entendait pas.

Assis dans le fauteuil, je l’ai regardée s’endormir. Je la voyais aussi dans le grand miroir séparant les deux  portes d’une ancienne garde-robe, mais je n’y étais pas, alors que j’étais en face.

Me voilà revenu chez moi, seul, désemparé.

Peut-être est-ce un complot : des gens qui m’en veulent, qui souhaitent me rendre fou ?

5 mars

Je n’en peux plus. Je quitte la ville et vais rejoindre mon chalet – ou plutôt- ma hutte en bois. Je pars là-bas où il n’y a pas de miroirs, pas de femmes dont le regard évoque celui de Natacha, là-bas d’où je découvre les bouleaux, les pins dressés le long d’un lac secrétant la nostalgie  des brumes . Plus loin, d’une colline douce, on aperçoit  de nombreux  îlots. Il me faut le silence de la forêt, son grand anonymat, la présence discrète des animaux sauvages.

13 mars

Revenu en ville. Je revois le visage de mes semblables. La peur des miroirs me reprend.  J’ai l’impression de sombrer sous la surface de la glace noire, miroir des yeux de Natacha.  Je l’ai vue –en ai-je rêvé ?- cette nuit, qui me faisait signe de la main. Le regard qu’elle avait, de désespoir, de reproches, me poursuit.

voleuse 214 mars

Ca va de pis en pis. Dans la rue, je n’existe plus, je suis devenu transparent. Si je ne suis plus vu, suis-je encore ? Et quand d’aventure, Greta me téléphone, je réponds sans qu’elle m’entende.

Mes rêves se répètent : toujours le même regard, celui de Natacha. Elle tient un appareil photo : l’objectif me regarde, menaçant. Il m’attire, m’aspire.

16 mars

Depuis quelques jours souffle un vent tiède. Cette douceur aggrave mon état. Ce matin, j’ai entendu les coups de la glace qui, d’un bruit sourd, se met à craquer. D’ici quelque temps, le lac va lâcher les eaux.

22 mars

C’est arrivé. Ca devait arriver. J’ai levé les yeux sur le miroir de la salle de bains. J’ai frotté, tenté d’essuyer. Rien, rien n’est apparu sinon, l’espace d’un éclair, le visage de Natacha. Mais après, rien, plus rien.

De ma fenêtre ouverte, j’entends la glace qui éclate. L’eau va reprendre possession du lac.

Un regard au miroir et c’est Natacha tout entière qui apparaît et son regard étincelant qui m’absorbe comme un buvard le fait de l’encre.  Je disparais, aspiré par ses yeux.

 

Illustrations: Jean-François Van Helmeersch

Crédit photographique: Nathalie Amand.