Jacky Adam, C’était Noël!

 

 

 

 

Pour la soirée de Noël, grand-mère allumait le poêle à la salle à manger. Quelle saveur dégageait la chaleur de cette pièce toujours froide ! On appréciait la lumière de l’antique abat-jour ; les tons chauds que prenaient alors la vieille tapisserie décollée par endroits ; la présence de la grande armoire en chêne où elle rangeait la bonne vaisselle. Même la coupe à fruits, glacée d’habitude, s’illuminait des éclairs que lui lançaient les flammes du poêle, le désordre passager de cette place la rendait vivante. Il y faisait bon ; c’était Noël.

On devait tirer les tentures d’une des fenêtres qu’on n’ouvrait plus depuis l’Offensive des Ardennes. Fenêtre peinte, repeinte, au mastic pourri, au bois vermoulu et qui laissait passer les vents frais qui couraient sur l’Ourthe gelée et les bois engourdis.

Derrière ces tentures, le vieux cerisier se figeait par le froid ; la ramure secouée de temps en temps par une rafale plus forte qui l’agitait. Par quel miracle allait-il se cou­vrir dans quelques mois de cerises noires comme merle, juteuses et chaudes, et que je voudrais retrouver et pendre à tes oreilles ? Miracle de la nature, de l’amour, de l’Amour.

Grand-mère avait condamné une porte de la salle à manger. Elle liait, avec de la corde et sans fioriture, la poignée à un grand clou enfoncé dans le chambranle. C’était là qu’inva­riablement, chaque année à la même place, elle dressait son sapin de Noël. Invariablement aussi elle fixait le tronc dans le trou du tabouret sale qui avait quitté l’étable pour les jours de fête et qu’elle dissimulait avec du lierre. Il servait également d’assise à la crèche aux personnages en plâtre blanc. Gloria in excelsis Deo : deux anges en papier, l’un bleu, l’autre rose, avec des ailes énormes, soutenaient cette banderole au-dessus de la crèche. Quel plaisir de retrouver chaque année les étoiles en carton ; les petites pommes de pin qui avaient été un jour saupoudrées de dorure ; la guirlande de laine où, jadis, les enfants avaient roulé des boulettes de papier argenté ; et les bougies torsadées, roses, jaunes, bleues, blanches, coincées dans leurs pinces et qui quittaient la boîte de Noël et le grenier le temps d’un ravissement. C’était Noël.

À l’étable aussi il fallait s’assurer que les animaux goû­taient ce plaisir de Noël.

Blanchette, couchée, ruminait. Elle attendait son veau pour février et semblait bien.

Pour Wolf, brave chien, on ajoutait sur son sac de jute une brassée de paille où il s’enfonçait pour rêver. Et il rêvait, Wolf, lui qui toujours était lié. Il rêvait de folles escapades, de grandes courses dans les bois qu’il parvenait à faire, deux fois l’an, quand sa chaîne se déliait. Il rentrait après quelques jours, la queue basse, attendant avec résignation les remontrances de grand-mère. Pardonne, vieux chien, de ne pas t’avoir libéré plus souvent ; de ne pas avoir compris que tu manquais de filles de ta race ; que tu ne savais qu’en rêver. C’était tabou, Wolf ; ça n’a guère changé…

Le chat dormait au-dessus du râtelier. Il entrouvrait les yeux quand Blanchette remuait son lien et le nid d’hirondelle, vide, lui souriait. Pour lui, pas de soucis à se faire : il aurait son lait, les souris ne manquaient pas, il avait sa liberté.

Et puis c’était les poules qu’on devinait frigorifiées sur les perchoirs d’un poulailler battu des vents. Elles devaient sûrement rêver de soleil, de poussins à promener, de blé à glaner, du vieux cerisier au pied duquel elles aimaient se rouler dans la poussière d’été. Il en manquait une à l’appel. Grand-mère l’avait sacrifiée et elle pendait tristement, chair jaune, chair de poule, à un crochet suspendu au-dessus de la turbine. Demain, elle sera bouillon de Noël et bouchées à la reine…

Il fait bon dans la salle à manger. Au-dessus de la porte qui communique avec la cuisine, grand-mère a pendu au clou qui doit encore exister, une branche de gui porte-bonheur : au gui l’an neuf.

Sur la cuisinière, la cafetière au filtre tout cabossé tant on a frappé dessus, dégage son arôme chaud, engageant, accueillant.

Dans ces odeurs de sapin, de chaleur inhabituelle, de café, on parlait. On se souvenait de l’année écoulée : des disparus mais aussi des choses de la terre. La fenaison, la récolte des pommes de terre et les doryphores, les inondations. On reparlait aussi du renard qui avait décimé le poulailler pour nourrir ses petits ; de l’éclair qui avait foudroyé une vache du moulin ; du noyé de l’Ourthe que l’homme au pendule avait recherché.

De temps en temps, grand-mère se levait pour activer le feu, secouer la grille, mettre avec parcimonie un peu de bois ou de charbon. Elle vidait les tasses de café et aux enfants, de la bière brune qu’elle cachait dans une remise obscure pour éviter la maraude.

Magonette et Géna restaient d’actualité, ainsi que l’Offen­sive encore si présente aux esprits.

Magonette et Géna… Le livre de leurs aventures se trouvait là-haut, dans une petite chambre qui sentait bon le foin, la pomme, l’étable. C’était aussi la bibliothèque familiale avec La Porteuse de Pain, Gribouille, les Contes de ma mère l’Oye, le Rosaire… Des livres recouverts de papier gris avec une éti­quette bleue d’écolier et qui prônaient, pour la plupart, les valeurs de ce temps-là : la famille, l’Église, la Patrie, la docilité.

La radio, en sourdine, émettait Petit Papa Noël… Je rêvais du sapin et me l’imaginais heureux de terminer sa vie en sapin de Noël. Il faisait si froid dehors, si noir dans les grands bois d’où il venait… Dans la pièce chaude, il participait à la fête avec les personnages en plâtre blanc, les garnitures sus­pendues avec du fil à coudre noir. Ça me semblait tellement plus rassurant pour lui d’être ici plutôt que là-haut à côtoyer cette vie rude et sauvage. C’était Noël. Noël d’enfant, Noël de petites choses ressenties, Noël des bêtes et des gens qu’on voulait heureux, Noël des choses qu’on faisait vivre.

Et bientôt il serait minuit ; le vent glacial nous réveil­lerait. Nous marchions un quart d’heure pour aller jusqu’à cette messe de minuit où on entrait les yeux éblouis par la clarté, et étonnés de voir encore autant de gens éveillés. Je somnolais à messe et rêvais du lit. Le plus pénible était de se lever après être resté assis de longues minutes dans la chaleur et les cantiques qui berçaient le cœur. Ils faisaient vibrer le haut sapin qui m’inquiétait par sa hauteur et la façon dont on l’avait dressé. Avaient-elles été dormir avant la messe toutes ces personnes qui semblaient tellement en forme ? Le curé qui parlait, chantait, voyageait, se retournait, levait les bras au ciel, et qui roulait des yeux sévères derrière ses grosses lunettes d’écaille ; et Joseph dont on aperce­vait la bonne tête au jubé, avec ses doigts d’homme de la terre qui couraient sur le clavier de l’harmonium ; et Marie, la grande Marie, dont la belle voix nous charmait et qui portait si loin qu’elle devait aussi faire lever la tête du renard qui rôdait aux abords du village !

Sur leurs chaises près du chœur, on essayait d’aperce­voir les visages mystérieux des habitants du château. Grand-mère, toute en noir, ne bronchait pas. Ses yeux brillaient, envoûtés ou fatigués ? A droite et debout, le maître surveil­lait les garçons de la communale. Les sœurs, recueillies sans doute, semblaient dormir sur leurs chaises qui encadraient les filles. J’échappais avec plaisir à cette tutelle supplé­mentaire…

À petits pas, petits sourires aux voisins, Les Anges dans nos Campagnes emportaient la foule vers la sortie. Un dernier coup d’œil au jubé vers Joseph qui dodelinait de la tête au rythme de la mélodie ; et les mains calées dans les poches, la tête rentrée, le froid nous avait déjà repris que Marie et les chanteurs terminaient seulement : « …et plein de recon­naissance, chantons en ce jour solennel… Gloria in excelsis Deo ». Déjà les étoiles me semblaient si belles ; les rails glacés du petit tram reluisaient dans la nuit.

C’était cela Noël. Un sourire, un arbre, une pomme grise, un brave chien, des gens. Et là-haut, les étoiles qui repré­sentaient peut-être l’immensité, insoupçonnée alors, d’un monde divisé par ses races, ses cultures, ses religions.

Wolf n’aboyait pas quand on rentrait.

Dans l’arbre de Noël, on ne trouvait pas de cadeaux. Sa présence n’était-elle pas suffisante ? Grand-mère ne faisait pas de banquet non plus. Peut-être un biscuit, une galette cuite au feu de bois, ou un tout petit morceau de boudin avec du pain de Jules mis dehors pour minuit. C’était coutume alors de mettre du pain à la porte la nuit de Noël.

Mais vite, nos yeux se fermaient. Nous ne percevions plus très bien les bruits mais là-haut, on devinait et craignait des draps de lit glacés, des fenêtres givrées qu’on gratterait demain avec son ongle pour voir s’il avait neigé. Heureusement que pour monter il y avait ce pyjama réchauffé, la brique chaude enveloppée d’un tissu bruni, brûlé par les usages.

Le froid serait vite vaincu ; il ne resterait qu’à se laisser bercer par les voix des grands qui perçaient le plancher. Dans l’étable, Blanchette remuait son lien, elle soufflait des naseaux mais les bruits diminuaient, diminu­aient.

Et puis c’était le rêve. Où voyageait-il ? Dans le présent, un arbre de Noël décoré à la main ; le passé, l’entrée à l’école gardienne ; ou le rêve connaît-il l’avenir, des cerises noires comme merle que je n’accrocherai jamais à tes orei11es… puisque le vieux cerisier est abattu depuis bien longtemps ?

Demain matin, le ronron de la turbine nous réveillerait dans une petite chambre qui sentait bon le foin, la pomme, l’étable. Il n’aurait pas neigé mais l’Ourthe, qui avait été en crue, laisserait derrière elle des grandes flaques que le gel aurait soudées. Nous pourrions y glisser et venir nous réchauffer avec un bouillon de Noël qui se regardait, tellement il avait des yeux.

C’était Noël !                                                                                                                                Jacky Adam

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour la soirée de Noël, grand-mère allumait le poêle à la salle à manger. Quelle saveur dégageait la chaleur de cette pièce toujours froide ! On appréciait la lumière de l’antique abat-jour ; les tons chauds que prenaient alors la vieille tapisserie décollée par endroits ; la présence de la grande armoire en chêne où elle rangeait la bonne vaisselle. Même la coupe à fruits, glacée d’habitude, s’illuminait des éclairs que lui lançaient les flammes du poêle, le désordre passager de cette place la rendait vivante. Il y faisait bon ; c’était Noël.

On devait tirer les tentures d’une des fenêtres qu’on n’ouvrait plus depuis l’Offensive des Ardennes. Fenêtre peinte, repeinte, au mastic pourri, au bois vermoulu et qui laissait passer les vents frais qui couraient sur l’Ourthe gelée et les bois engourdis.

Derrière ces tentures, le vieux cerisier se figeait par le froid ; la ramure secouée de temps en temps par une rafale plus forte qui l’agitait. Par quel miracle allait-il se cou­vrir dans quelques mois de cerises noires comme merle, juteuses et chaudes, et que je voudrais retrouver et pendre à tes oreilles ? Miracle de la nature, de l’amour, de l’Amour.

Grand-mère avait condamné une porte de la salle à manger. Elle liait, avec de la corde et sans fioriture, la poignée à un grand clou enfoncé dans le chambranle. C’était là qu’inva­riablement, chaque année à la même place, elle dressait son sapin de Noël. Invariablement aussi elle fixait le tronc dans le trou du tabouret sale qui avait quitté l’étable pour les jours de fête et qu’elle dissimulait avec du lierre. Il servait également d’assise à la crèche aux personnages en plâtre blanc. Gloria in excelsis Deo : deux anges en papier, l’un bleu, l’autre rose, avec des ailes énormes, soutenaient cette banderole au-dessus de la crèche. Quel plaisir de retrouver chaque année les étoiles en carton ; les petites pommes de pin qui avaient été un jour saupoudrées de dorure ; la guirlande de laine où, jadis, les enfants avaient roulé des boulettes de papier argenté ; et les bougies torsadées, roses, jaunes, bleues, blanches, coincées dans leurs pinces et qui quittaient la boîte de Noël et le grenier le temps d’un ravissement. C’était Noël.

À l’étable aussi il fallait s’assurer que les animaux goû­taient ce plaisir de Noël.

Blanchette, couchée, ruminait. Elle attendait son veau pour février et semblait bien.

Pour Wolf, brave chien, on ajoutait sur son sac de jute une brassée de paille où il s’enfonçait pour rêver. Et il rêvait, Wolf, lui qui toujours était lié. Il rêvait de folles escapades, de grandes courses dans les bois qu’il parvenait à faire, deux fois l’an, quand sa chaîne se déliait. Il rentrait après quelques jours, la queue basse, attendant avec résignation les remontrances de grand-mère. Pardonne, vieux chien, de ne pas t’avoir libéré plus souvent ; de ne pas avoir compris que tu manquais de filles de ta race ; que tu ne savais qu’en rêver. C’était tabou, Wolf ; ça n’a guère changé…

Le chat dormait au-dessus du râtelier. Il entrouvrait les yeux quand Blanchette remuait son lien et le nid d’hirondelle, vide, lui souriait. Pour lui, pas de soucis à se faire : il aurait son lait, les souris ne manquaient pas, il avait sa liberté.

Et puis c’était les poules qu’on devinait frigorifiées sur les perchoirs d’un poulailler battu des vents. Elles devaient sûrement rêver de soleil, de poussins à promener, de blé à glaner, du vieux cerisier au pied duquel elles aimaient se rouler dans la poussière d’été. Il en manquait une à l’appel. Grand-mère l’avait sacrifiée et elle pendait tristement, chair jaune, chair de poule, à un crochet suspendu au-dessus de la turbine. Demain, elle sera bouillon de Noël et bouchées à la reine…

Il fait bon dans la salle à manger. Au-dessus de la porte qui communique avec la cuisine, grand-mère a pendu au clou qui doit encore exister, une branche de gui porte-bonheur : au gui l’an neuf.

Sur la cuisinière, la cafetière au filtre tout cabossé tant on a frappé dessus, dégage son arôme chaud, engageant, accueillant.

Dans ces odeurs de sapin, de chaleur inhabituelle, de café, on parlait. On se souvenait de l’année écoulée : des disparus mais aussi des choses de la terre. La fenaison, la récolte des pommes de terre et les doryphores, les inondations. On reparlait aussi du renard qui avait décimé le poulailler pour nourrir ses petits ; de l’éclair qui avait foudroyé une vache du moulin ; du noyé de l’Ourthe que l’homme au pendule avait recherché.

De temps en temps, grand-mère se levait pour activer le feu, secouer la grille, mettre avec parcimonie un peu de bois ou de charbon. Elle vidait les tasses de café et aux enfants, de la bière brune qu’elle cachait dans une remise obscure pour éviter la maraude.

Magonette et Géna restaient d’actualité, ainsi que l’Offen­sive encore si présente aux esprits.

Magonette et Géna… Le livre de leurs aventures se trouvait là-haut, dans une petite chambre qui sentait bon le foin, la pomme, l’étable. C’était aussi la bibliothèque familiale avec La Porteuse de Pain, Gribouille, les Contes de ma mère l’Oye, le Rosaire… Des livres recouverts de papier gris avec une éti­quette bleue d’écolier et qui prônaient, pour la plupart, les valeurs de ce temps-là : la famille, l’Église, la Patrie, la docilité.

La radio, en sourdine, émettait Petit Papa Noël… Je rêvais du sapin et me l’imaginais heureux de terminer sa vie en sapin de Noël. Il faisait si froid dehors, si noir dans les grands bois d’où il venait… Dans la pièce chaude, il participait à la fête avec les personnages en plâtre blanc, les garnitures sus­pendues avec du fil à coudre noir. Ça me semblait tellement plus rassurant pour lui d’être ici plutôt que là-haut à côtoyer cette vie rude et sauvage. C’était Noël. Noël d’enfant, Noël de petites choses ressenties, Noël des bêtes et des gens qu’on voulait heureux, Noël des choses qu’on faisait vivre.

Et bientôt il serait minuit ; le vent glacial nous réveil­lerait. Nous marchions un quart d’heure pour aller jusqu’à cette messe de minuit où on entrait les yeux éblouis par la clarté, et étonnés de voir encore autant de gens éveillés. Je somnolais à messe et rêvais du lit. Le plus pénible était de se lever après être resté assis de longues minutes dans la chaleur et les cantiques qui berçaient le cœur. Ils faisaient vibrer le haut sapin qui m’inquiétait par sa hauteur et la façon dont on l’avait dressé. Avaient-elles été dormir avant la messe toutes ces personnes qui semblaient tellement en forme ? Le curé qui parlait, chantait, voyageait, se retournait, levait les bras au ciel, et qui roulait des yeux sévères derrière ses grosses lunettes d’écaille ; et Joseph dont on aperce­vait la bonne tête au jubé, avec ses doigts d’homme de la terre qui couraient sur le clavier de l’harmonium ; et Marie, la grande Marie, dont la belle voix nous charmait et qui portait si loin qu’elle devait aussi faire lever la tête du renard qui rôdait aux abords du village !

Sur leurs chaises près du chœur, on essayait d’aperce­voir les visages mystérieux des habitants du château. Grand-mère, toute en noir, ne bronchait pas. Ses yeux brillaient, envoûtés ou fatigués ? A droite et debout, le maître surveil­lait les garçons de la communale. Les sœurs, recueillies sans doute, semblaient dormir sur leurs chaises qui encadraient les filles. J’échappais avec plaisir à cette tutelle supplé­mentaire…

À petits pas, petits sourires aux voisins, Les Anges dans nos Campagnes emportaient la foule vers la sortie. Un dernier coup d’œil au jubé vers Joseph qui dodelinait de la tête au rythme de la mélodie ; et les mains calées dans les poches, la tête rentrée, le froid nous avait déjà repris que Marie et les chanteurs terminaient seulement : « …et plein de recon­naissance, chantons en ce jour solennel… Gloria in excelsis Deo ». Déjà les étoiles me semblaient si belles ; les rails glacés du petit tram reluisaient dans la nuit.

C’était cela Noël. Un sourire, un arbre, une pomme grise, un brave chien, des gens. Et là-haut, les étoiles qui repré­sentaient peut-être l’immensité, insoupçonnée alors, d’un monde divisé par ses races, ses cultures, ses religions.

Wolf n’aboyait pas quand on rentrait.

Dans l’arbre de Noël, on ne trouvait pas de cadeaux. Sa présence n’était-elle pas suffisante ? Grand-mère ne faisait pas de banquet non plus. Peut-être un biscuit, une galette cuite au feu de bois, ou un tout petit morceau de boudin avec du pain de Jules mis dehors pour minuit. C’était coutume alors de mettre du pain à la porte la nuit de Noël.

Mais vite, nos yeux se fermaient. Nous ne percevions plus très bien les bruits mais là-haut, on devinait et craignait des draps de lit glacés, des fenêtres givrées qu’on gratterait demain avec son ongle pour voir s’il avait neigé. Heureusement que pour monter il y avait ce pyjama réchauffé, la brique chaude enveloppée d’un tissu bruni, brûlé par les usages.

Le froid serait vite vaincu ; il ne resterait qu’à se laisser bercer par les voix des grands qui perçaient le plancher. Dans l’étable, Blanchette remuait son lien, elle soufflait des naseaux mais les bruits diminuaient, diminu­aient.

Et puis c’était le rêve. Où voyageait-il ? Dans le présent, un arbre de Noël décoré à la main ; le passé, l’entrée à l’école gardienne ; ou le rêve connaît-il l’avenir, des cerises noires comme merle que je n’accrocherai jamais à tes orei11es… puisque le vieux cerisier est abattu depuis bien longtemps ?

Demain matin, le ronron de la turbine nous réveillerait dans une petite chambre qui sentait bon le foin, la pomme, l’étable. Il n’aurait pas neigé mais l’Ourthe, qui avait été en crue, laisserait derrière elle des grandes flaques que le gel aurait soudées. Nous pourrions y glisser et venir nous réchauffer avec un bouillon de Noël qui se regardait, tellement il avait des yeux.

C’était Noël !                                                                                                                                Jacky Adam