Philippe Cantraine, Une Symphonie Or, 2014.

 Il s’agit de deux extraits de Une Symphonie Or mis en regard, tous deux inédits parce que variantes du texte édité par les éditions Wilquin. .

Le Lorrain – Albéric pour ses hommes, tandis que les génies des eaux s’étaient  durablement montrés contraires, avait pris lui aussi le chemin de Tombouctou où il se trouvait à présent, suivant légèrement en retrait les camions d’un des convois en route vers Bourem où s’attardait la seconde escouade.

Sinon pour quelques bateaux affrétés, l’hivernage avait longtemps ralentit toute avance. Les derniers venus des militaires français, qui longtemps étaient restés en amont, bloqués avec leurs Berliet ou leurs Peugeot par les crues tardives, il les devinait au ronflement conjugué de leurs moteurs dans le lointain. Sur l’autre rive, des éléments d’un nouveau convoi, arrivés en tête ou venus peut–être par d’autres chemins, abordaient le bac pour Korioumé.

 

Le Lorrain s’était fait déposer sur le bord du « fleuve des fleuves », large et boueux sur son lit. Il avait longtemps marché, broyant de son pied botté les lames éparses des coquilles d’huîtres déposées par les eaux, tandis que les cailloux roulaient sur la terre crépitante.

La chaleur ne se montrait pas excessivement insupportable. Le dieu–fleuve, à la différence de plus grands dieux, ne dominait pas d’aplomb l’univers. Il se définissait tout entier latéralement, amplement, campant au cœur du paysage. Assis sur la berge, le Lorrain prenait la mesure du mouvement animé qui, de plus en plus dense, gagnait les abords. « Celui–là, c’est bien le seizième convoi, arrivé bientôt à destination. Les retardataires doivent le talonner d’assez près. Espérons qu’ils continueront de respecter les distances. Hagen m’a confirmé, de son côté, que les camions pour le désert sont fin prêts ; le nôtre s’y trouve et sera chargé avant demain soir. Après, ce sera pour nous, nous ne le lâcherons plus… » Çà et là, de petits groupes d’enfants nus criaient et sautillaient, battant des mains, autour des véhicules de charge.

 

Parfois, derrière le rideau formé par la file des camions à l’attente, passait un petit marabout ambulant, vagabond équivoque et marmottant, vouant à la punition divine et à l’enfer les âmes perdues. Quelques–uns de ces demi sorciers opéraient comme vendeurs inopinés de gris–gris au nom du Dieu clément et Bienfaiteur, Prière et Paix sur le Prophète, et, pour les impressionner, erraient autour des réquisitionnés, brandissant du poing un morceau de braise sans paraître souffrir d’aucune douleur. Les officiers des convois les chassaient par des menaces, parfois suivies d’effet car il arrivait qu’on les appréhende, voir qu’on les menace du camp d’internement de Bourem, et ils suivaient alors, se laissant faire sans opposer de résistance.  On ne trouvait chez eux ni hostilité ni gestes rebelles lorsqu’on les menait de la sorte à l’écart pour un interrogatoire.

Il n’empêche. Les officiers redoutaient les chapardages, voyaient de la propagande anti–française partout et voulaient croire qu’ils s’en étaient venus cafeter que le Chérif Hamallâh, exilé en France, était au plus mal. Les commandants craignaient ces messages hamallistes qui circulaient d’homme à homme, et ces mentions à la noix de cola qui authentifiaient leur origine et auxquelles ils n’entendaient rien.

 

Pourtant, de Renard le Goupil là–bas, et de Leuk le Lièvre ici, les vieux récits si ressemblants qui se racontent en Europe et en Afrique rapportent la différence qui les oppose, et c’est que le premier est un prédateur et que le second ne l’est pas.

Ils sont aussi fins et malins, aussi rusés, aussi madrés l’un que l’autre. L’un a la dent carnivore, l’autre, habile et prudent, grignote en chemin. Mais si le premier rôde autour des poulaillers, celui qui envoie ses marabouts tourner autour des camions, celui–là ne tue pas. Les buts qu’il poursuit appellent une sagesse faite pour frayer le passage des justes et pour durer, pour la plus grande gloire d’Allah, le Pacifique… Pour celui qui s’était fait appeler Albéric, la cause était entendue. Son destin à lui était de porter sur les autres une main brutale, s’il le fallait. Le sien était de faire cracher de l’or, de diriger vers son pays l’or nécessaire. En homme brave et fier, pour qui c’était pourtant une habitude que d’aller masqué pour accomplir quelque sombre tâche, il ne pouvait croire que cet or fût indigne parce que volé. Comme le croyaient les pasteurs nomades, on trouvait le lait de vache entre le sang et les excréments, et le Lorrain avait de l’or dans les mains quoique ces mains fussent souillées. (…)

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Les villes de brique s’ajouraient de tout leur long dans l’aube de la plaine et les concessions d’argile s’animaient tout autour, avec leurs bêtes encore à l’enclos, lorsque, ayant quitté la vue du fleuve pour la route, Cartuyvels pénétra dans le cœur du Soudan, pointant du doigt Mopti pour gagner plus aisément le but désigné de son voyage.

 

Habitué de la forêt équatoriale et de ses cultes secrets, il traversa, étonné, ces cités africaines qu’il n’avait jamais vues. De grandes mosquées éclatantes les dominaient, hérissées de pieux, colombiers de banco que, passé les intempéries et venu le temps du crépissage, la main humaine s’en allait ravaler, les signer presque d’un simple toucher.

Au passage des cours d’eau, les linges bariolés séchaient et, dans la décrue qui s’attardait à éterniser ses effets, le courant entraînait le poisson, suscitant l’agitation des villages.Hormis pour ce que ses yeux découvraient et qui, en d’autres temps, aurait amplement suffi, il ne savait trop quoi penser. Le long voyage au soleil n’avait pas suffi à l’éclairer. Une chaîne se forma pour lui ; des marabouts ambulants se présentèrent, ceux qui croyaient avoir tout vu ou tout compris des convois, mais sans jamais connaître le mot de la fin, qui était Berlin et qui, selon leurs dires, était quelque part au Sahara et n’avait pas de nom. Courir derrière l’or l’amenait à des considérations désabusées. Il interrogea beaucoup. Posa mille questions, recueilli cent témoignages auprès de ceux qui avaient remonté une roue, vulcanisé un pneu, vendu au passant un chevreau, un pain, une mangue reçue d’une vieille femme aux premières pluies. Les premières pluies lui firent entrevoir une partie de la vérité car l’hydravion était arrivé longtemps après celles-ci, et même les dernières, avec son plein d’inspecteurs allemands. Et si ce n’était plus les Allemands de l’hydravion qu’il poursuivait ? Si, d’aventure, ce n’était plus le cas ? Alors, c’était pire ! Et les premiers de toute manière paraissaient mener droit à ceux–ciqui ne laissaient pas de traces ou si peu, signifiaient tout au plus un symptôme de ce qui n’était pas encore un crime mais pouvait le devenir sans que l’on sût de quoi il s’agissait. Car il y avait autre chose, d’autres Allemands que ceux des surveillances et il ignorait tout d’eux. L’or, plus rapide que lui, fuyait. Avec ressource et talent, il irait inspirer des récits, ceux de brigandages épiques, de légendaires destructions. Il ne pouvait rien y changer. Il n’allait pas conjurer les convois militaires de stopper sur la seule foi de ses remontrances ? Se hasarder dans le monde des sables inhabités ? Il y fallait être autrement préparé. Comme l’aurait dit si justement Ouedraogo : Vous n’y pensez pas ! L’œuf sait bien où il peut danser, et ce ne sera certainement pas au milieu des cailloux. Oui, Ryckmans aura sa réponse : l’or sait bien où il peut danser. Et c’est justement au milieu des cailloux !

 

L’or, l’or torride est à l’ordre du jour ! Les mythes sont de retour : Il y a là des Allemands qui marchent sur les flancs des convois et prétendent à un pacte où l’or se joue contre le soleil et peut–être le sang ! Partout, ces gens rapides se montrent insaisissables. Il est tout disposé à le confirmer, mais d’ouï dire, faute de mieux. Ces camions couleur de terre qu’il avait enfin aperçus filant après Mopti vers Korioumé, la bâche ou le hayon serré, n’avaient rien pour les distinguer d’autres camions ni pour le renseigner. Ils allaient leur chemin, dociles, et, lui excepté, n’intéressaient apparemment âme qui vive, serait-elle allemande. (…)

 

Philippe Cantraine, Une Symphonie Or, variantes du texte édité, pages 218-220 et 250-252.