Alain Dantinne, Amour, quelque part le nom d’un fleuve, anthologie, L’herbe qui tremble, 2020. Peintures de Jean Morette.

Une belle anthologie de la poésie d’Alain Dantinne, anthologie de sa vie également, pourrait-on dire, tant pour lui les deux s’identifient.
Un lecteur peu averti pourrait songer de suite à une mise en parallèle avec les poèmes de William Cliff. En effet, les points communs sont flagrants: l’homosexualité, les errances à travers le vaste monde. Et l’on songerait au parallèle célèbre, Gide/Wilde. Cependant, si l’on se place au niveau de l’expression, du style, si vous préférez, les différences sont très marquées et selon nous, c’est là l’essentiel: moins ce que l’on vit, que la façon, dont on le vit.
Là où nous trouvons chez Cliff une prose de longues phrases un peu embroussaillées, et coupées comme au cordeau pour en faire  une poésie qui, si l’on veut, prend non son envol, mais seulement ses distances par rapport à la prose, Alain Dantinne nous réserve des recueils dont chacun assure ses propres assises, avec çà et là – et c’est loin d’être une critique – des accents, pourrait-on dire, de filiation, qui nous ramènent  à Cendrars, Apollinaire, ou Léo Ferré. Ce n’est pas si mauvaise école. Ainsi Cendrars, p.206: J‘ai trouvé / dans le foutoir d’un recueil de Cendrars / le prospectus de la Chambre du Commerce de Denver / Le canal de Panama est intimement lié à mon enfance. Et c’est bien vrai que le désordre est un élément constitutif, chez Cendrars. Avec les répétitions, le rythme du train, du navire, et la monotonie des jours. Et l’ivresse. Chez Dantinne, les allusions à Cendrars fourmillent, comme autant de clins d’oeil au lecteur. Et les étiquettes sur les valises.
A la page 51, de par son silence, une grandiloquence parfaitement contrôlée, il évoque la voix de Léo Ferré, par ses constructions mêmes: une voix peut en cacher une autre. La révolte est là, dans la construction même, dans le ton même de la voix, comme p 56:
La page où la parole s’ellipse
Et s’envole lentement dans le silence
L’intervalle laissé par l’oiseau de passage
Une colère égorgée toute ma violence
Le plaisir inceste qui raccourcit mon texte
Et s’arrête en coulisse au mot désespoir
Le plaisir inceste qui raccourcit mon texte
Et s’arrête au mot…
C’est Léo Ferré, presque, que l’on croit entendre. La révolte à chaque tournant…

Un thème central, au fil des recueils: la mort. Non point une sorte de forfanterie, mais une présence réelle, une sorte d’ombre sur le mur, même quand les jours sont les plus clairs. Ecoutons-le donc, dans L’Exil intérieur déjà, en 1979,p.50:

S’envelopper dans la mort
comme autrefois dans la mer
comme s’immerger dans l’amour
quitter le sentiment pour le langage
quitter la mort pour le mot

Ici, le vieux capitaine de Baudelaire n’est pas loin…
Mais le plus beau, le plus profond peut-être, c’est dans l’un de ces Treize poèmes pour Eric, en 1994:

Je regardais l’enfant rêver au vieillard qu’il
ne serait pas, je glissais mes mains inutiles
sur ta peau tatouée. Incube sans remords,

souvent je m’endormais. Seul au creux de la nuit,
ce soir, tous les soirs, je tends le bras. Aujourd’hui,
je caresse les bras trop maigres de la mort.

Des vers qui méritent de rester dans toutes les mémoires. Tout simples, avec seulement, d’un emploi rare chez lui, plusieurs enjambements, que le contexte appelle.
Bien sûr, dans cette simple recension, je ne puis me livrer à une exégèse approfondie. Je dirai seulement la présence fréquente, au travers des différents recueils, et notamment du De consolatione poeticae (2001), d’un autre thème, en alternance étrange avec celui de la mort, le thème de l’enfance. Ainsi, dans ces deux poèmes, qui me semblent le coeur même, le coeur vibrant de cette anthologie, p.144, à Marc Balleux:

Instinct de pur néant
tu nous fais la malle
pour de factices saturnales

voici déjà quelques années
que tu meurs
chaque lundi à cinq heures

je te sens habité
par l’andalou duende
a las cinco de la tarde

avec la ruse d’un enfant
tu t’es planqué
dans un grain d’ d’éternité

avec un rythme, une métrique parfaitement adaptée au sujet. Car c’est cela, la métrique, et non un comptage de pieds: un contraste de durées, et un grain d’éternité.
A la page suivante, il enchaînera:
(…)
marques
d’éternité
cristallisation du temps

cicatrices
éphémères
pelade nerveuse
brûlure de l’enfance
délire impuissant
teigne d’une nuit
rappel en deçà du texte

traces qui cheminent dans la pénombre.

Et nous terminerons par trois vers superbes, à la fin du poème de la page 149:

J’avais enterré l’unique aventure
– trop occupé à me forger des chaînes –
il peut arriver que deux êtres s’aiment.

Quelques vers à la fois sombres et lumineux, comme souvent chez lui, à las cinco de la tarde. Au début d’un soir d’automne. Mais il lui reste bien des choses encore à nous dire.
Les couleurs de Jean Morette sont parfaitement adaptées aux textes, aux lieux qu’elles illustrent.

Joseph Bodson