Béatrice Libert, Une enfance au creux des mots, souvenirs, 3e édition revue et augmentée, Couleur livres, 2023,142 pp., 15 €.
Et vous, y allez-vous souvent, dans vos souvenirs d’enfant ? Au vert paradis des amours enfantines ? Il est vrai que, comme le disait Simone Signoret, la nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Nous sommes bien loin, aujourd’hui, de ces enfances sages, pures, modèles, confites en dévotion et en bonnes manières…
Béatrice Libert en est très consciente, et ses souvenirs d’enfance et d’adolescence sont avant tout ceux d’une formation de sa personnalité, de sa personne, tout simplement, par la prise de conscience de son propre moi, par l’opposition, décidée ou sourdement résistante, à des coutumes désuètes, à des façons de penser périmées et nuisibles…C’est le prix à payer pour revenir, sans regret, à l’époque des tabliers roses et des bonnets blancs.
Cette révolte, sourde ou bien ouverte, occupe une grande place dans ses souvenirs. Ecoutez la donc : « Trois aves, deux paters, de quoi payer la quiétude, l’oubli, le vide à tailler en pièces, à remplir avec de nouveaux bonheurs en formica. On trouvera des sosies, une nouvelle boîte de Pandore, une île où déserter. » (p.18) « Ma mère, d’ailleurs, se moque des intellectuels, car elle a du mal à comprendre ce qui n’appartient pas à son environnement immédiat. » (p.74) « Tout va devenir sérieux, grave, important, aux yeux de ma mère, d’abord, pour qui les seuls devoirs des enfants consistent, primo, à obéir à leurs parents, secundo à réussir en classe » (p80) « Pour qui te prends-tu ? est l’une de ces phrases morbides. Posée juste là, au creux de l’adolescence, quand les rêves font mal, quand ils crient le plus fort » (p.130), et, pour conclure, « Très vite, il me faut exister en marge si je veux éviter l’enlisement, la dépendance, l’abdication. Le domicile parental n’est qu’une escale, un passage » (p.135).
Cette prise de conscience, cette lutte pour l’indépendance va se marquer surtout en deux domaines : tout d’abord, l’éveil précoce à la vie des sens, qui est loin de se limiter à la sexualité, mais comporte aussi l’apprentissage de la douceur des choses, de leur parfum, de leur couleur. L’apprentissage de notre propre corps, que l’on nous avait surtout appris à cacher. De la souffrance aussi, bien sûr. Bref, de tout ce qui fait la saveur et l’âcreté de la vie. Un goût très précoce pour l’imprimé, pour l’écriture, le style propre : l’amour du wallon, de notre vieille langue savoureuse est ainsi mis en exergue, à la page 12 notamment. « Acide acétylsalicylique…Rythmé par trois A voluptueux, tout le piquant de ce trésor jaillit entre mes lèvres, secoue les terminaisons nerveuses de mes joues, provoque un mini-cyclone de salive et de souffle. Les I malicieux et acides me mordent les joues. Les sifflantes zèbrent ma mémoire tandis que les L enlacent le mot, piégé dans son envol. Ainsi naît mon amour pour le langage, sa chair, sa poésie. » (p.23) « A cette époque, je n’arrivais pas toujours à dissocier ma vie réelle des histoires que je lisais ou racontais. Car j’en inventais, notamment le soir, dans la chambre où des lits jumeaux réunissaient les quatre filles » (p.25) « Dans ma bouche, les mots sont des merveilles à prononcer. J’ai l’impression qu’ils m’appartiennent un peu, que je participe, grâce à eux, à la beauté du monde. » (p.69) Et tout ce beau texte, p.132, intitulé La lampe de chevet : « Ce qui traverse nos vies ressemble, quelquefois, à une lampe de chevet posée sur une table de nuit d’enfance. Elle éclaire le dehors, le dedans. Son halo immuable ne s’éteint qu’avec nous. C’est pour elle que nous écrivons, pour sa solitude bienveillante en écho à la nôtre. Par l’ombre, par la nuit, par le petit jour, elle passe et va son chemin de lente lumière » (p.132) On songera, ici, à « La flamme d’une chandelle » de Gaston Bachelard.
On le voit en ce livre, nous sommes bien loin des enfances gazouillantes et bêtifiantes…Et c’est seulement en se retournant, pour mesurer le chemin parcouru, que nous pourrons nous attendrir sur les côtés petits et grands de nos parents, sur les particularités des voisins, sur l’amour des paysages. Et pas autrement. L’enfance, les souvenirs d’enfance ne sont pas derrière nous, ils sont devant nous. Comme le disait si bien Khalil Gibran, « Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l’appel de la liberté à elle-même. » Ou bien, autrement, si vous voulez, le père et la mère, c’est le bois de l’arc, mais le chanvre de la corde, c’est la liberté de l’enfant qui le tresse.
Oui, c’est seulement alors…Et cela nous vaut cette belle Lettre à ma maison natale, en fin de volume : « Je retrouve ta fraîcheur, ton odeur d’humidité, le craquement du maître escalier de chêne blanchi glissant, dans la pénombre, l’éventail de ses marches où nous jouions assis ».
Bien plus qu’un livre de souvenirs, un bien beau livre d’avenir. Et le passé, alors, n’en finit pas de finir…
Joseph Bodson