Daniel Charneux, Claude Duray, Léon Fourmanoit,: Pierre Hubermont, écrivain prolétarien, De l’ascension à la chute, éd. M.E.O., 230 p., 18 €.

Il s’agit en fait ici d’un collectif, et d’un collectif au sens fort du terme. Les trois auteurs ont travaillé ensemble à la rédaction de l’ouvrage, mais leurs participations ne sont pas séparées . Il faut d’ailleurs préciser de suite que les points de suture ne sont pas visibles, et que l’ensemble est remarquablement homogène. Daniel Charneux est bien connu de nos lecteurs, il a d’ailleurs présenté Hubermont dans un récent Un soir, un livre. Nous vous avons souvent parlé des ouvrages de notre ami Léon Fourmanoit, bon connaisseur de sa région, le Borinage, et de son histoire politique et sociale, ce qui est aussi le cas de Claude Duray. C’est par Claude Duray que Daniel Charneux a appris l’existence de Pierre Hubermont.

 

Ecrivain prolétarien, Pierre Hubermont? Sans aucun doute, et l’un des meilleurs. Une grande force d’imagination, même si on le sent parfois influencé par Zola (peut-être aussi par Maxence Vandermeersch, qui a décrit des manifestations dans la région de Roubaix avec  une force peu commune. Joseph Jumeau, qui prendra le pseudonyme de Pierre Hubermont, est né à Wihéries, près  d’Elouges et de Dour, en 1903. Un frère aîné, François; une soeur, Addy, qui prendra sa défense dans un opuscule intitulé Bon sang ne peut mentir, en 1949, avec plus de passion que d’impartialité. Le père, François-Nicolas, qui deviendra bourgmestre de Wihéries, ainsi que le grand-père, sont allés chercher de l’embauche près de Lens, en France; elle était rare dans le Borinage, mais, à l’époque, la xénophobie sévissait aussi parmi les mineurs, et les Belges y étaient mal vus. La mère, élève des religieuses, avait voulu se faire religieuse, elle aussi. En 1904, un incendie détruira leur maison. En 1913, la mère sera internée dans un institut psychiatrique, n’en sortira plus.  Joseph/Pierre est lui aussi mentalement fragile. Tentative de suicide à 10 ans? Plutôt, semble-t-il, défi lancé par un petit camarade, mais l’incendie de leur maison, la folie de leur mère l’ont profondément perturbé. Un enfant précoce, précocement très intelligent, privé de sa mère très tôt, oui, une belle intelligence, mais manquant de stabilité, avec, assez vite, des signes d’une folie de la persécution, tel nous apparaît Pierre Hubermont.

Il allait à l’école à Quiévrain, à pied., sept kilomètres. Son père est devenu gérant de la Maison du Peuple, où il l’aidera avec son frère. En 1920, il publiera un conte dans L’Avenir du Borinage, un journal socialiste. Un style « grandiloquent et excessif »: Une vapeur monte de ce champ de carnage en même temps qu’une odeur immonde, fétide, une odeur de sang et d’entrailles arrachées. Des entassements d’adjectifs plus expressifs les uns que les autres. Le trop est l’ennemi du bien. Il trouvera un emploi dans ce journal. Son livre de chevet, selon Addy: Georges Sorel, Réflexions sur la violence. Un passionné, comme lui. Selon Addy encore, il serait gêné dans sa carrière par l’ombre portée de Louis Piérard, directeur du journal, une sorte de mauvais génie…Assez étonnant, car Louis Piérard se montrera très élogieux envers ses livres…En 1923, son premier recueil, Synthèse poétique d’un rêve, sous le nom de Pierre Hubermont. Le titre est révélateur, déjà. Idéologue plus que poète. Dolorisme aussi, et auto-exaltation: Je suis tellement semblable à celui qui gravit sans plainte le Golgotha

En 1928, grâce à l’amitié d’Augustin Habaru, rédacteur au Drapeau rouge, il publie en feuilleton dans L’Humanité, La Terre assassinée, et entre dans le groupe Tentatives. L’Avenir du Borinage  est absorbé par Le Peuple, et Hubermont monte à Bruxelles. Au point de départ de La Terre assassinée, la catastrophe de l’Agrappe. Le style est beaucoup plus réaliste, le travail de la mine y est décrit avec une grande minutie.  Et l’on y trouve le portrait d’un jeune homme qui lui ressemble comme un frère: Le jeune homme était sans joie à l’approche de son village. Il s’y sentait incompris. Certes, il possédait le caractère,  les qualités et les défauts de sa race, mais à un degré différent.. Chez lui, ils grossissaient,, ils s’hypertrophiaient au point de devenir méconnaissables. Il sera peu apprécié par le P.O.B, mais traduit en russe, et salué là comme un romancier prolétarien. Par ailleurs, dans le groupe Tentatives, il rencontrera Albert Ayguesparse et Francis André, et, avec eux, il publiera le Manifeste de l’équipe belge des écrivains prolétariens de langue française. Par la suite, il publiera aussi dans la revue Monde d’Henri Barbusse.  Puis, en 1938, chez Labor, Treize hommes dans la mine. Quelques mois auparavant, dans un charbonnage d’Elouges, un éboulement avait tué vingt mineurs, tous originaires d’Elouges et de Wihéries. Et l’auteur du présent livre note très justement: Le style s’apparent à celui de Simenon à la même époque. Phrases Brèves, efficaces. Aucun lyrisme. Le livre rencontrera d’emblée un beau succès: nombreuses traductions, articles élogieux dans d’importantes revues. Il participera au Congrès international des écrivains à Kharkov, y défendra la revue Monde, et sera assez désappointé.

Nouvelle publication en 1932: Hardi! Montarchain, histoire d’une élection, qui lui vaudra un procès pour s’être inspiré de trop près de faits réels. En 1933, la crise économique, le P.O.B perplexe confie à Henri De Man la création d’un Plan du Travail. On peut ,noter déjà que De Man finira par devenir président du parti et lui fera prendre un virage à droite qui ne sera pas sans influencer le journaliste Hubermont, venu de l’extrême gauche: la même évolution, mais en bien plus accentué, que celle suivie par Paul-Henri Spaak, et que plusieurs dirigeants ouvriers en France. Dans le Borinage, on poussera plutôt vers la grève générale, à ce moment, mais le président Emile Vandervelde calmera les esprits. Pendant ce temps,, une autre agitation, pacifiste celle-là, va se développer, mettant mal à l’aise beaucoup de militants, car en Allemagne, en Italie, les fascistes sont au pouvoir.

Entre-temps, paraît un nouveau roman, Marie des Pauvres, qui lui est surtout inspiré par la figure de sa mère. Un récit fait à la première personne, c’est la mère qui parle, qui se raconte, parle de leur misère. Un bel article dans le Pourquoi pas: Marie est une pure hystérique, et l’originalité d’ Hubermont est d’avoir dégagé non seulement l’horreur,, mais aussi le rêve éveillé que provoque l’hystérie.

En politique: faillite de la Banque du Travail, entraînant de graves conséquences pour le P.O.B. – et la désillusion de beaucoup de ses petits épargnants. Chute du gouvernement. En Allemagne, la Nuit des longs couteaux. Hubermont, de son côté,  étend ses relations: Cassandre, le Rouge et le Noir, le Groupe du lundi. Cassandre, c’est-à-dire Paul Colin, et Robert Poulet, qui jouera dorénavant un rôle éminent dans la vie d’Hubermont. Poulet, un homme d’action, héros de la guerre de 14, qui a ses petites entrées au Palais, où les conseillers du Roi, prétend-il, l’engageront à collaborer avec l’occupant.

Un nouveau roman: Germain Péron, chômeur, dans lequel Hubermont fait son auto-critique , insistant sur les responsabilités des intellectuels de gauche vis-à-vis du monde ouvrier. Voilà, à présent le décor est planté, les personnages du drame sont mis en place, et le drame n’a plus qu’à se dérouler. Car il s’agira, pour Pierre Hubermont et bien d’autres, d’un véritable drame, dans les tourbillons duquel ils vont se trouver entraînés. Il y aura bien encore le prix Goncourt de 1937 à Charles Plisnier, les congrès du P.O.B., un roman d’amour, L’Arbre creux, en bonne part autobiographique, narré au présent pour la première fois. Mais très vite, l’actualité internationale va occuper toute la scène. Les évènements sont trop connus pour que je les rappelle ici. Un élément déterminant, me semble-t-il, est le départ de la plupart des élites (presque tout le Conseil communal de Mons, par exemple), le gouvernement à l’étranger, ce qui laisse place libre à beaucoup d’aventuriers, et, bientôt, de collaborateurs. Il est vrai qu’il faut bien vivre, et que, pour un journaliste, par exemple, la situation n’est pas évidente. Hubermont, mobilisé dans le service de santé, rentre en Belgique en août 1940. Très tôt, il est engagé par Paul Colin au Nouveau Journal, avec Robert Poulet comme rédacteur en chef. Chargé des Affaires sociales, il y restera jusqu’en novembre 1941 Il y écrit des éditoriaux très alambiqués, bien au-dessus de la compréhension des jeunes ouvriers auxquels il est censé s’adresser. Il y est beaucoup question, aussi, de Wallonie et de conscience wallonne. Une Union des travailleurs manuels et intellectuels va remplacer les syndicats, et sera assez tôt noyautée par les collaborateurs. Hubermont, lui, deviendra secrétaire général de la Communauté culturelle wallonne, mais sa revue, tirée à 2000 exemplaires, ne comptera que cinquante abonnés. La revue s’en prenait, comme les autres feuilles soumises à l’occupant, aux juifs, aux ploutocrates, aux bolcheviks. Il refait, dans cette perspective, l’histoire du socialisme,  envisage un avenir radieux…et ne se prive pas de citer Pétain et Céline. Et bientôt, il deviendra directeur politique de la Légia, qui reprend les installations du journal La Meuse, en novembre 1941.

Les auteurs mettent en perspective les attitudes prises par cinq Borains: Emmanuel Laurent, qui va diriger La Région, et s’en prend lui aussi aux Juifs et aux Alliés; François Gallez qui, à la demande de Henri De Man, reprend Le Travail, de Verviers, dans la même perspective; Constant Malva, romancier et journaliste, qui sera lui aussi condamné en 1944, et grâcié en 1952. D’autre part, Hyacinthe Harmegnies et Roger Toubeau, qui, tous deux,  ont refusé de s’engager de façon active dans la collaboration.

En décembre 1942, Hubermont épousera une artiste peintre de Dour. Elle sera victime d’un grave accident de vélo, et fera un long séjour en clinique. Mais le vent va tourner, et il se réfugiera, dès juillet 1943, à Huombois, non loin d’Etalle,  Transféré à Liège, il fera l’objet d’un examen mental approfondi.   Après la Libération, il sera arrêté, le 22 septembre 1944. Il sera décrit comme un grand nerveux ayant commis diverses fugues et subi différentes dépressions, atteint du délire de l’obsession, et sujet à des tentatives de suicide. Trois peines de mort seront prononcées contre les principaux dirigeants de la Légia. Compte tenu de l’examen psychiatrique, Hubermont sera condamné à la détention perpétuelle, à la confiscation des sommes gagnées à la Légia, et à cinq millions de francs de dommages et intérêts au profit de l’Etat.

Il composera en prison deux récits restés inédits, d’un style très différent de ses écrits précédents, marqués à la fois par un fantastique assez naïf, et la satire du régime qui l’a condamné. Il s’agit de La fée des eaux et d’Incarcère-t-on Oneiros, qui sont repris ici en fin de volume.

II sera libéré en 1950, et se retirera à Ostende. En 1986, il recevra Léon Fourmanoit dans son logement de Jette, et lui déclarera:  Je n’ai jamais toléré qu’on touche à ma liberté de conception des choses, parce que je ne suis ni chrétien, ni communiste. Je me considère comme un témoin. Il est encore persuadé qu’il pourra être réhabilité.I l mourra le 18 septembre 1989.

Conclusion Hubermont face à l’histoire, les trois auteurs, bien sûr, ne peuvent absoudre Hubermont. Mais était-il opportun de rayer son nom de la liste des lauréats du prix du Hainaut, comme on l’a fait? Et qu’en est-il de tous les titres déposés à la SABAM, qui semblent avoir disparu?

Ils notent, fort justement, que le même homme qui en 1935 honnissait les persécuteurs des Juifs, parlera en 1942 de justes mesures de défense. Il ne nous appartient pas de juger une nouvelle fois Pierre Hubermont. Mais quelques points nous paraissent évidents: la faiblesse psychologique due à une enfance bouleversée, surtout, par la folie de la mère; un sentiment profond de l’injustice sociale, mais trop ancré sur son propre cas, et l’incapacité de juger sereinement des situations extrêmement complexes dans lesquelles il s’est trouvé plongé avec la société de son temps. Nombreuses furent les défaillances…et il manquait à Pierre Hubermont la force morale qui lui aurait permis de surmonter les épreuves. On peut parfois parler des « ruses de la raison », de ces raisonnements captieux que nous nous formons presque inconsciemment, et qui excusent notre conduite, et s’emploient à  justifier l’abandon de nos convictions. Ni tout blanc, ni tout noir, bien sûr. Perdu dans sa grisaille, et appelant la pitié, plutôt que la haine. En tout cas, un livre extrêmement bien documenté, très juste dans son ton, dans ses convictions, avec des analyses extrêmement fouillées, qui replacent Hubermont au rang qui devrait être le sien. On ne peut qu’en féliciter chaleureusement les trois auteurs.

Joseph Bodson