Eugène Samuel-Holeman et Camille Lemonnier

Le passage du XIXe au XXe siècle est assurément une période étonnante. Il a vu éclore des œuvres remarquables dans tous les domaines de la création artistique. En architecture, on assiste à la naissance de l’Art Nouveau dans de nombreux pays d’Europe et singulièrement en Belgique. En arts plastiques, l’année 1900 est marquée par la première exposition de Picasso à Barcelone. À Paris, Monet expose vingt-six toiles. Paul Cézanne peint Les Baigneuses et Edvard Munch La danse de la vie. On sent poindre le futurisme et l’expressionnisme. En Belgique, il est aussi question d’avant-garde avec Théo Van Rijsselberghe, dont les deux frères étaient architectes. À l’instar de Seurat et de Signac, on parlera de pointillisme et de postimpressionnisme. Le début du XXe siècle voit aussi apparaître « L’École de Laethem-St-Martin », dont les membres tenteront de transposer dans un style moderne l’art des Primitifs flamands.

C’est à la fin du XIXe siècle que la littérature belge d’expression française prend véritablement son essor avec Georges Rodenbach, Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck et Camille Lemonnier. Le style de ces écrivains oscille

ntre réalisme et symbolisme avec cette touche propre qui les différencie des écrivains français. Les grands noms de la musique vers 1900 sont français pour la plupart : Claude Debussy, Maurice Ravel, Gabriel Fauré, Camille Saint-Saëns et Erik Satie. Il faut cependant y ajouter l’autrichien Gustave Mahler et le belge Eugène Ysaye. Ils se veulent tous d’avant-garde, voulant se démarquer de la tradition et de l’académisme.

 

Parmi ces artistes, il y a les oubliés de l’Histoire, dont le compositeur Eugène Samuel-Holeman. Il est le fils d’Adolphe Samuel, Juif gantois, compositeur, chef d’orchestre et directeur du Conservatoire de Gand à partir de 1871. Eugène est né le 30 novembre 1863, à Schaerbeek ou à Ixelles. Le lieu et la date-même font débat. Il commence des études à la faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Gand, puis s’oriente vers une carrière musicale tout en étant attiré par la peinture comme son père. Il fait la connaissance de Maurice Maeterlinck et Émile Verhaeren qui seront tous deux témoins à son mariage avec Marguerite Holeman, une artiste peintre. Lorsque celle-ci décédera en 1905 à l’âge de 32 ans, Eugène Samuel se fera désormais appeler Samuel-Holeman.

La redécouverte de ce musicien d’origine gantoise, bien que né à Bruxelles, est due aux recherches de la musicologue Valérie Dufour (FNRS – ULB). Nous savons ainsi qu’il a été imprégné très jeune par la littérature, la musique et la peinture de la fin du XIXe siècle. Il a fréquenté les écrivains flamands déjà cités et le bruxellois Camille Lemonnier. Parallèlement il étudie le piano et s’intéresse à la composition. Son esprit avant-gardiste le conduit à contester les règles imposées au conservatoire dans le domaine de l’harmonie et du contrepoint. Il préconise une gamme de six tons entiers au lieu de cinq tons et deux demi-tons.

Vers 1890, le couple Samuel-Holeman s’établit à Paris. Eugène travaille aux Concerts Lamoureux, comme interprète et secrétaire. Il publie quelques poèmes imprégnés de la mouvance symboliste. Marguerite est de santé fragile. Elle peint, mais la critique souligne son « génie bizarre et hallucinant ». Elle est cependant remarquée au salon des XX qui se tient à Bruxelles de 1884 à 1993. Elle illustre des recueils de Verhaeren et fréquente James Ensor.

Quelques années plus tard, on retrouve le couple à Grasse, puis à Monte-Carlo où Eugène gagne sa vie comme chef d’orchestre. De retour en Belgique, il s’adonne à la composition sans rencontrer un grand succès. Il rédige des articles de critique musicale. Après sa mort, il sombre dans l’oubli.

 

Parmi ses œuvres principales, on trouve une symphonie, un concerto pour harpe, un quatuor, des pièces pour piano et des œuvres vocales. Son œuvre sort aujourd’hui de l’oubli grâce au CD que vient de presser Musique en Wallonie. La partition se compose d’un poème lyrique La jeune fille à la fenêtre d’après Camille Lemonnier et de trois mélodies pour voix, l’une sur un poème de Maeterlinck, deux autres sur des poèmes de José Hennebicq, poète tournaisien. Il semble que ce soit Camille Lemonnier lui-même qui aurait demandé à Samuel de composer la musique de son poème en prose. Elle prend la forme d’un chant théâtralisé proche du théâtre symboliste belge. Le propos, note Valérie Dufour, ne reflète pas ici l’auteur naturaliste qu’est Lemonnier, souvent qualifié de « Zola belge », mais plutôt la voix intimiste qu’il développe dans les années 1890 : « De sa fenêtre, la dentellière voit passer ses rêves, jamais réalisés. L’hiver est là pour elle, l’amour ne viendra plus ». Dans l’extrait qui suit, la vie s’écoule inexorablement à l’image des fils qui glissent entre les doigts de la dentellière.

« Mes mains, mes petites mains, mes pâles mains, jamais nuptiales, les avez-vous fait sauter toute cette après-midi, les bobines ! Dévidez-vous les fuseaux, semez les fleurs et les étoiles, mes mains. C’est ma triste vie qui fil à fil s’enroule autour des épingles d’or et les fils sortent de mon cœur, les fils vont de mon cœur à mes mais, les fils couleur de neige et de rêve, les beaux fils qui retiennent mon cœur captif ».

L’œuvre sera jouée à plusieurs reprises à Bruxelles et à Paris, chantée notamment par la célèbre mezzo Jane Bathori (1877-1970). L’instrumentation est singulièrement innovante : à la voix de mezzo se mêlent le cor, la harpe, le hautbois et les cordes. Le compositeur entend créer une association étroite entre texte et musique. L’évocation du tragique de la vie et de la mort qui approche renvoie au théâtre de Maeterlinck (Pelléas et Mélisande). Samuel cherche à atteindre ce qu’il appelle la « matérialité de l’émotion ».

Le critique musical Jean Lacroix souligne que « toute la partie vocale de cette partition de trois quarts d’heure est bien défendue par Pauline Claes, à travers une composante d’amertume, de nostalgie, de regrets et de fatalité, des sentiments qui parlent à l’âme et nous interpellent quant à la fragilité de la nature humaine ».

Le CD a été enregistré en décembre 2018, dans la Salle Philharmonique de Liège. Il est accompagné d’une brochure en quatre langues avec iconographie et textes poétiques. La partition instrumentale est interprétée par l’ensemble Sturm und Klang, sous la direction de Thomas Van Haeperen. En faisant revivre un compositeur et des écrivains de la fin du XIXe siècle dans nos régions, le label Musique en Wallonie contribue ainsi à mieux faire connaître notre patrimoine.

Jacques Goyens

Repères bibliographiques.

Eugène Samuel-Holeman, La jeune fille à la fenêtre. Musique en Wallonie. CD et brochure.

Wikipedia, Décennie 1900 en arts plastiques et en musique.

Site : www.espacelivresedmondmorrel-blogspot.com