Franca Doura, L’Après-Déluge, Motus et bouche cousue), roman, éditions Complicité,  2022, 154 p., 15 €.

Étrange livre que celui-ci, et pourtant familier…car c’est une véritable chambre d’échos. Échos qui se mêlent et se confondent, engendrant souvenirs et nostalgie, mais aussi des complicités toutes proches. Des parfums, des sons qui se confondent. Et le procédé choisi par l’auteure dans son usage du temps – des temps – n’y est pas pour peu de chose. Il s’agit, en effet, d’un journal qui progresse tantôt vers l’avant, tantôt vers l’arrière, et c’est ainsi que des éléments du passé, qui avaient été tenus cachés, brusquement se mettent au jour du présent, et viennent ainsi éclairer, d’une lumière pâle ou éclatante, des arrière-plans subreptices.

C’est aussi un roman de l’amitié, profonde, consubstantielle aux jeunes gens  de deux familles voisines, à Seneux, au bord de l’Ourtin. L’étrange, bien sûr, est quotidien, et le quotidien, tôt disparu, se mêle aux brumes du souvenir diffus, mais prêt à chaque instant à renaître au fil de ces rencontres de jeunes gens. Voilà dès l’abord un climat  créé, dans lequel le lecteur sans défense se sent enveloppé.. Car, mine de rien, ce roman très quotidien est un roman d’aventures, et excellent. Alexeï, réfugié d’origine russe, en est un peu l’étendard, tout comme François Seurel qui dit je dans le Grand Meaulnes. Porte-parole, étendard, mais qui a aussi son rôle à jouer comme personnage de premier plan: c’est lui qui lance des idées de jeux, de quêtes; c’est lui aussi qui protège les filles lorsque les garçons les malmènent par trop. Il se glisse derrière le dos de Franca Doura, et il continue à prendre la parole après son décès accidentel pour nous conter, mezzo voce, ce qui continue à arriver aux autres personnages.

Il y a aussi ceux que l’on pourrait appeler les intercesseurs, avec en tout premier lieu le Grand Meaulnes et son ami François. Mais la carte que l’on a sous les yeux n’est pas celle du Domaine disparu, c’est plutôt une carte du tendre qui ressemble, furioso, à la vie quotidienne, avec cette case blanche et vide encore, comme le centre de l’Afrique, jadis, avec ses terrae incognitae. Étrangement aussi, importée du pays adulte, Homère, son Iliade et son Odyssée. Avec le Grand Meaulnes et Ulysse, nous voilà, certes, au coeur des aventures, et il y faudrait Jacques Rivière, ou Jean-Yves Tadié pour en poursuivre l’étude…sans oublier Francis Dannemak pour les séances de cinéma. Mais  il suffit que le charme soit présent, pour que nous soyons pris et bien pris. Avec des moments poignants, ainsi Alexeï sur son lit d’hôpital, après l’accident, p.44, et c’est Emma qui répond à Nora: Tu te rappelles ta première pensée d’adulte, Emma, quand elle t’est venue? – Ma première pense d’adulte? – Oui. – Quand j’ai vu Alexeï tout bandagé à l’hôpital…je n’ai jamais pu oublier la main qui m’essorait au dedans, le fluide glacial dans tout le corps, c’était moins lui qui s’en allait que tout un pan inexploré de moi-même. Et, toujours entre Emma et Nora, cette scène douce-amère, cette sorte d‘allegria qui est, en quelque sorte, la marque de fabrique de l’adolescence, p.37: Nora et Emma ne se communiquent pas les sensations qui les poignent au ventre: abysses charnels où il est bon s’abandonner à l’heure des rêveries amoureuses. Emma va sur ses seize ans: l’âge tant attendu des films enfants non admis. L’âge où l’on se sent prendre existence. Il n’y a sans doute pas plus fondateur que cet âge-là. Elles se relayent pour repositionner avec mille précautions le tourne-disque sur  l’Adagio. Musique à jamais attachée à ce qui va suivre. Encore aujourd’hui, dès les premiers accords, l’Adagio d’Albinoni dévaste Emma qui continue de l’assimiler à un mauvais présage.

Oui, un livre à respirer, à humer plutôt qu’à lire.  Franca Doura, ne serait-elle pas, au fil des temps révolus et des paysages retrouvés, notre Circé l’Enchanteresse? Et, si cela se pouvait, et qu’il faut trouver malgré tout, l’Ourthe réconciliée?

Joseph Bodson