Isabelle Bary, Les dix-sept valises, roman, éd. Luce Wilquin, 2018

Un roman qui débute sur un évènement, ou plutôt un non-évènement, une absence, mais une absence pleine de légèreté, presque de féérie. Et d’emblée, nous voilà replacés dans le climat propre à l’auteure: un grand souci de ses personnages, de tous ses personnages, même les pires, pris eux-mêmes dans une espèce de sfumato, de brume, qui les voile un peu, sans les cacher. Ainsi ce père quasi mythique, dont les apparitions et les disparitions viennent scander une bonne part du récit. Les femmes en sont les victimes, de par la société traditionnelle ou semi-traditionnelle dans laquelle elles vivent. C’est peu à peu seulement, par des avancées prudentes, avec de petits moyens qu’elles arriveront à se trouver une place dans cette société. Les hommes, eux, dont ce père aux dix-sept valises, sont des héros un peu avachis, dont la gloriole est vite ternie. Reste la violence, injuste, inadmissible. Et puis, tous ces paumés, avec leurs grands rêves, leur soif de tendresse, et puis, la retombée dans la grisaille. Et aussi, pour les femmes, cette nécessité d’être sur ses gardes, toujours, d’éviter les pièges qui leur sont tendus. Cela va-t-il mieux chez les riches? Pas toujours. Pas souvent. L’argent aussi, c’est un piège.

Mais la vie vaut toujours la peine d’être vécue. Et dire qui on est, c’est d’abord vivre sa vie. Apprendre à la lire, et à l’écrire. Au risque de se perdre. L’extrême solitude n’est pas vivable. Il y aura bien aussi, surgissant çà et là, la magie de cette société traditionnelle, et la magie des sciences plus ou moins occultes. Une fuite plutôt qu’une issue. Il faut faire avec…

Ce mélange, chez Isabelle Bary, de la féérie, de l’envolée lyrique, parfois, et du vocabulaire le plus concret, le plus contemporain, des jeunes, des immigrés. Même s’il risque d’être vite oublié. Car c’est ainsi qu’ils vivent, et que nous aussi nous vivons, un pied dans le rêve, un pied dans la réalité. Ecoutons donc un peu sa petite musique, p.28: Elle avait l’air serein, elle me souriait en continu, toujours avec les yeux. Des yeux d’encre d’où jaillissait un pétillement qui purifiait tout, des grandes afflictions de sa vie à ce succès qui lui faisait mal. Elle voulait juste cuisinier, Alicia, pas être star. p.163: Alors, Nour a pris mon sac et je l’ai suivie. J’ai regardé son dos droit, elle marchait comme papa, en dansant. Amina a serré ma main dans la sienne, et nos doigts se sont reconnus, comme s’ils s’étaient déjà rencontrés dans un autre monde. Elle avait la peau tiède et douce. Comme dans mes souvenirs. 

Bien sûr, les dix-sept valises, si elles existent dans la réalité, ne sont pas là seulement pour le pittoresque, pour le titre. C’est une image très forte: nous portons tous nos valises, c’est un peu comme des cocons qui entourent notre être intime, et dont nous cherchons à nous débarrasser. Et parfois, c’est notre père qui les oublie dans le train. Les chemins de fer ont remplacé, pour les immigrés, les forêts du Petit Poucet. p.120: Sans le savoir, j’entamais lentement ce chemin où l’on pose peu à peu les valises de l’enfance. Chez moi, il y en avait dix-sept.

Et tout finira au bord de la mer, là où tout avait commencé.

Joseph Bodson