KIGALI-MANHATTAN,  Pascale Hoyois , roman, Edilivre (2022, 602 pages).

L’on a beaucoup parlé dans les années 40- 50 de littérature engagée et cité à cette occasion quelques livres qui resteront gravés dans toutes les mémoires. En voici un modèle de l’année 2022, apparu discrètement dans les librairies, malgré sa taille et son poids (600 pages), écrit avec une patience, une passion même, assez rare dans le monde des Lettres plutôt pressées d’offrir au lecteur une tranche d’ego et d’aventure psycho-sexuelle à la pointe du minimalisme stylistique.
L’auteure est connue depuis le Prix Alex Pasquier qu’elle a remporté pour les trois tomes de La Chênaie à Jacynthes (2014) et son roman Georges et Moi (2004), consacré à George Sand.
Dans ce nouvel opus, c’est tout autre chose !
Les faits se déroulent entre 1994 et1996. Tout d’abord à Kigali, au Rwanda, d’où a pu s’échapper de justesse Baptiste Munyarukundo Cassat, un jeune métis, ingénieur en constructions, qui venait de découvrir, à son retour du travail, toute sa famille sauvagement assassinée par une bande de Hutus fanatisés. A NewYork ensuite, où il se réfugie auprès de son père et où sa douleur deviendra un long et atroce cauchemar. Mère, épouse et ses trois enfants en bas âge sont perdus à jamais pour lui et personne ne peut apaiser son deuil. Ni son père américain qui vivait séparé de son épouse Tutsi, restée avec ses enfants en Afrique, ni même la psychologue qui lui est conseillée. Ce ne sera que petit à petit, après s’être mis en tête de s’engager comme pompier, que le malheureux retrouvera une raison de vivre, ou du moins de travailler pour ne plus penser continuellement à ses chers disparus et ne plus subir le manque d’empathie de son père.
Tout au long des centaines de pages très denses qui vont suivre, Baptiste va passer par toutes les étapes de la formation et de l’exercice de ce métier particulièrement éprouvant et périlleux. Rien ne l’arrêtera dans sa reconquête du sens et de la nécessité de vivre pour les autres et pour soi, pour sauver ceux qu’il n’a pu arracher aux mains des génocidaires et pour reconquérir en même temps une dignité et une place dans la société. Sa vigueur physique, sa témérité, sa générosité vont l’aider à surmonter son désespoir, à se faire des amis, des compagnons de caserne, des rivaux parfois dans un monde où le grade professionnel est une réalité incontournable. Il sera aidé heureusement par des personnes de valeur qu’il va rencontrer au sein et en dehors de son milieu de travail et il pourra se créer ainsi une nouvelle « famille », un groupe d’hommes et de femmes d’action, issus de milieux divers, animés de louables idéaux, proches des siens. Le désir physique lui redonnera enfin le goût perdu de l’intimité charnelle et la confiance en lui, l’envie même de séduire, le temps d’oublier quelque peu la tragédie qui l’a meurtri.
Chaque moment de sa vie, chaque épisode de sa nouvelle carrière, chaque réflexion ou lettre qu’il adressera symboliquement aux siens, tout sera relaté et décrit avec un luxe constant de détails. A croire que l’auteure a rédigé son livre, flanqué de deux pompiers expérimentés et d’un guide local. La bibliographie qui suit, de même que la discographie qui l’accompagne, sont là pour nous prouver que cet énorme labeur de rédaction repose sur une très riche documentation. Le lecteur est immergé dans le moindre lieu, public ou privé, partage les moments angoissants comme les scènes de détente. L’écriture court après la vie ou même la serre de très près, au quotidien. Le résultat est stupéfiant de réalisme et de sensibilité. Il n’y manque que l’image et la bande-son.
Mais le meilleur du roman reste encore sa philosophie, la forte morale qu’il dégage. Baptiste est un héros sobre, modeste et résolu à s’engager partout, à servir, à sauver ceux qui sont en danger. Sa rage à l’encontre des assassins qui l’ont privé de sa vraie vie d’époux et de père de famille, son chagrin si cruel et inhumain vont faire place à un humanisme vivant, pacifique et un comportement formidablement courageux et désintéressé. Sans croire à la possibilité de vivre une autre vie où il reverrait ceux qu’on lui a enlevés, il écoute avec respect la voix des êtres qui l’entourent avec affection et amour lui parler d’une résilience entièrement réussie et d’une juste renaissance à espérer.

Michel Ducobu