Isabelle Gillet et Colette Nys-Mazure,Le Tour des abandons Une nuit au MuFIm , éd. Invenit, 2023, 90 pp, 13 €.

Et vous, y allez-vous souvent, dans vos souvenirs d’enfant ? Le moment le plus propice, semble-t-il, c’est le crépuscule, cette transition qui nous mène aux rêves, et la nuit qui les réalise. Alberto Manguel nous a guidés dans les bibliothèques la nuit ; Isabelle Gillet et Colette Nys-Mazure ont, elles deux, réalisé ce rêve : passer la nuit dans un musée…le Musée du Folklore et des Imaginaires de Tournai, le MuFIm. Aventurières, cambrioleuses ? Il y a un peu de cela, tout de même, et même si Jacky Legge, en bon génie espiègle et plein d’imagination, leur a volontiers ouvert la porte. Elles y ont passé toute une nuit, bavardant, dormant, pique-niquant, poétisant…Quel cadre serait mieux approprié, avec ses objets de tous les jours, dans leur pauvreté, leur rugosité, leur naïveté parfois, disant aussi la misère et la souffrance des petites gens, et leurs espérances naïves. Mettons nos pas dans les leurs…
« Un musée de modesties », dit fort justement Isabelle, p.9. Et, en duo, p.11 : « Colette et Isabelle, flâneuses ou immobiles, nez en l’air ou accroupies, de près, de plus loin, sens aux aguets en quête de l’ordinaire le plus extraordinaire. Nous immerger dans l’humaine condition d’un bout à l’autre de l’existence commune. Sans sablier ni montre, réveil, horloge, portable, errer en silence, en amitié », et encore, p.14 : « Quand Julien Gracq évoque des écrivains, il différencie les chasseurs qui savent où ils vont et les cueilleurs sans préméditation. L’esprit de cueillette nous va bien ». Et ce sera une cueillette très fructueuse : Casterman et Tintin, p.15, le rituel, le cadran des fêtes, le tapissier Pasquier Grenier, au XVe siècle, et toute cette floraison sonore, p.18 : « Bruits d’hier, le chant du balotil (fabricant de bas), le tranchoir sur la croûte du pain, , le marteau du sabotier, la voix du crieur public, le chant de Jean Noté, les rires au cabaret, les chorales, les couverts à table, la règle du mètre sur le tableau, les fers à chaussures sur le pavé, les injonctions à voix forte, le clairon du caporal, les récitations des tables de multiplication, la craie crissant sur le tableau, les prières des religieuses, le feuilletage des missels, la sonnette de la boutique, la cloche et le carillon ».
Bon. Je m’arrête, ou je vais vous citer tout le livre. Mais il faut souligner le soin quasi religieux avec lequel chacun de ces objets évocateurs nous est raconté. Douceur des choses, légère amertume, pitié même…La désuétude elle-même, ainsi vécue, est source d’émotion et de respect. De profonde tristesse, aussi, quand est évoqué le Tour des abandons, cette sorte de guichet où l’on déposait les enfants non voulus, avec parfois un objet qui, plus tard, permettrait des les reconnaître. Enfants perdus, enfants trouvés. Stigmate douloureux d’une époque où l’argent comptait plus que les gens. « Quant au règlement concernant les « enfants trouvés » et « abandonnés », l’expression obtenir un enfant du règlement de 1819 nous heurte ». (p.32).
Bien sûr aussi, les femmes, et la cause des femmes sont justement mises en honneur et en valeur, et Colette citera avec bonheur Apollinaire et Colette. Et j’aime bien, à la p.78 : « Parmi les frontières dépassées : celle qui sépare l’artisanat de l’art. Ichi, aucune hiérarchie entre un raboteur et un sculpteur du bois ». Et ces quelques mots picards semés çà et là, comme des cardamines au milieu d’un pré. D’ailleurs, dois-je l’avouer, en ce livre, j’ai tout aimé, mais je vous en laisse à découvrir, et notamment mais sûrement, les poèmes composés sur place. Comme le vrai pain dans les bonnes boulangeries.
Il faut aussi remercier Jeanne Delmotte, nommée conservatrice en 2023, Jacquy Legge, aux multiples talents, et rappeler qu’Isabelle Gillet est commissaire d’expositions et professeur des universités françaises, notamment de l’université d’Artois.
Joseph Bodson